Les chercheurs sont formels, notre longévité s'allonge chaque année. Grâce aux progrès conjugués de la médecine, de l'hygiène et du confort, nous vivons plus longtemps que nos aïeux. On peut dire merci à la révolution industrielle d'avoir rendu ce progrès possible.
Cette même révolution a aussi bouleversé nos habitudes et nos rythmes de vie. L'époque où une famille habitait le même village pendant des générations est bel et bien révolue.
Nous vivons de plus en plus longtemps, mais éloignés de nos racines.
Conséquence, souvent, les personnes âgées vivent isolées. Cet isolement les rend plus vulnérables aux accidents de la vie. Des accidents dont les conséquences sont - hélas - plus graves quand ils surviennent à un âge avancé.
Notre organisme est plus fragile, ce qui accroît le risque de traumatisme grave, allonge la durée de récupération et créé un sentiment d'insécurité chez la victime.
De tels accidents ébranlent la confiance que nous avons dans notre maîtrise de l'environnement.
Une personne qui a chuté dans son escalier arrêtera d'utiliser les pièces de l'étage.
Une personne qui a glissé dans la rue arrêtera ses promenades quotidiennes.
Une personne qui a été victime d'un malaise dans les transports en commun ne les prendra plus.
Petit à petit, un accident qui pourrait sembler bénin entraîne sa victime âgée dans la spirale de la dépendance.
Et donc, ces personnes qui demandent à vivre chez elles le plus longtemps possible se retrouvent prisonnières d'un environnement qu'elles jugent hostile, mais ne veulent pas quitter.
Et elles n'osent pas toujours demander de l'aide.
Soit parce qu'elles n'ont pas de proches disponibles.
Soit parce que leurs proches ont aussi une vie à mener.
Soit parce que leurs proches en font déjà beaucoup.
Que faudrait-il faire pour éviter ce drame ?
Les solutions semblent évidentes.
Il suffit d'adapter l'environnement d'un vieux
Il suffit de lui faire prendre conscience de sa fragilité.
Il suffit de lui montrer comment adopter une attitude préventive.
Mais vous comme moi savons que ces jolis discours ne persuadent personne. Pas même ceux qui les prononcent et ne se les appliquent pas à eux-mêmes.
Non, l'attitude générale vis-à-vis des fragilités liées à l'âge, c'est le déni.
Une forme d'ajustement à l'environnement qui peut sembler insuffisant à un observateur extérieur, mais représente pour la personne âgée une manière d'adapter son organisation à ses limites tout en conservant sa souveraineté.
Dans 50 ans, peut-être, notre attitude vis-à-vis de la longévité sera différente. Car notre rapport au grand âge aura évolué et nous accepterons de nous y préparer plus tôt. Mais pour l'heure, un tel changement de paradigme n'est pas envisageable, car l'augmentation de la longévité est trop récente.
Pensez donc qu'il y a à peine un demi-siècle, nos parents ont grandi dans un monde où l'on mourrait à 70 ans. Un monde où, en France, les centenaires étaient une telle attraction que les villages qui en comptaient un lui dédiaient une carte postale tandis qu'en Angleterre, la Reine leur passait un petit coup de fil à chaque anniversaire.
Aujourd'hui, on nous promet que nos enfants pourraient vivre sans peine jusqu'à 114 ans, mais cette prédiction nous semble aussi impalpable qu'une promesse de politicien.
Le dilemme
Nous vivons plus vieux, mais pas moins fragiles. Notre organisme s'use avec l'âge et nous n'avons - pour l'heure - trouvé aucun traitement miracle qui y remédie.
Nous en sommes conscients, mais nous n'avons pas toujours l'envie, la capacité ou les moyens financiers d'adopter un comportement préventif.
Nous savons que des systèmes et des organisations peuvent nous aider à compenser nos limitations.
Mais si nous en acceptons certains - les lunettes qui compensent la diminution de la vue - d'autres nous semblent totalement incongrus, car ils nous évoquent une forme de décrépitude - la dépendance - que nous rejetons de tout notre être.
Si les systèmes de prévention de la dépendance nous semblent aussi peu sexy, c'est parce qu'ils ont été pensés à cet effet. Les aides humaines et techniques du champ médico-social se sont développées pour apporter une réponse immédiate à la dépendance.
En l'état, elles ne peuvent apporter une réponse satisfaisante aux besoins des personnes qui ne sont pas assez dépendantes pour se résigner à les utiliser.
Encore un dilemme : les personnes âgées qui refusent la fragilité et la prévention d'une perte fonctionnelle rejettent l'usage de solutions qui pourraient leur éviter la dépendance.
Vous, les professionnels, savez qu'il faut agir, vous connaissez les risques et vous visualisez les situations.
Vous savez qui est menacé et comment une attitude plus préventive pourrait ralentir la survenue de la dépendance.
Mais que faire si les citoyens s'obstinent dans le déni ?
Qui peut faire bouger les lignes ?
Les seniors en premier lieu, mais nous venons de voir qu'ils sont dans le déni.
Leurs familles - quand ils ont en une - mais elles peinent bien souvent à persuader leurs parents et - soyons honnêtes - elles sont aussi paumées quant à la marche à suivre. À leur décharge, personne n'est capable de leur expliquer clairement ce qu'elles devraient faire.
L'État pourrait réaliser de belles économies si les seniors étaient plus prévoyants, mais il est englué dans une mode de fonctionnement qui sape toute capacité d'initiative et manque cruellement de ressources financières pour augmenter sa participation dans les solutions déjà existantes, même si elles sont imparfaites.
La Silver économie a été inventée pour cela. Malheureusement, elle reste marquée du sceau de la dépendance. Les business qui ont trouvé un marché en Silver économie, ce ne sont pas les flamboyantes start-up, mais les Ehpad, les services de téléassistance et les vendeurs de monte-escaliers.
Il est là, le malentendu
On voudrait nous faire croire que la Silver économie peut changer le paradigme de la longévité, en accompagnant les citoyens d'une approche curative à une approche préventive, mais il est difficile pour un système construit et pensé dans un but de se réinventer totalement pour répondre à un autre but.
Difficile n'est pas impossible, mais à bien y regarder, les acteurs de la Silver économie n'empruntent pas cette voie.
Les Ehpad se spécialisent vers des publics toujours plus dépendants.
Les autres habitats senior se présentent obstinément comme des alternatives à l'Ehpad - et semblent donc cibler les mêmes publics.
Les acteurs de l'adaptation du domicile doivent penser des maisons adaptées à la dépendance.
Tous les services d'accompagnement et de rupture de la solitude ciblent implicitement des publics dépendants.
En l'état actuel de notre société, les projets de Silver économie ont toutes les peines du monde à se penser autrement que comme des remèdes à la dépendance ou à l'isolement qui est - quand on y pense - une forme de dépendance sociale.
Le chaînon manquant
J'ai déjà beaucoup parlé et je vous remercie d'être arrivés jusqu'ici. Je vais conclure avec une série de "bullet point" résumant en peu de mots des idées pour faire avancer le schmilblick :
Développer des projets complémentaires à des systèmes existants, grâce à des partenariats avec la protection sociale (IRC, Mutuelles, etc.)
Arrêter de présenter les habitats seniors comme des alternatives à l'Ehpad,
Arrêter de chercher à vendre aux aidants des solutions pour leurs aidés,
Identifier les vrais problèmes des seniors non dépendants et y apporter des solutions,
Tomber amoureux de ces problèmes et pas de vos solutions.
J'ai écrit ce - très long - texte comme introduction à une étude de cas consacrée à la start-up Papa. En le relisant, je lui ai trouvé une portée bien plus grande et j'ai décidé d'en faire un édito indépendant.
Mon étude de cas sur Papa est une excellente illustration des deux derniers points de ma dernière liste. En outre, le parcours de cette entreprise floridienne recèle quelques excellentes idées à transposer chez nous.