Blédina ferme, Nutricia prospère : l'invisible stratégie Silver de Danone

Pourquoi Danone ferme Blédina au lieu de le convertir en produits seniors ? L'enquête révèle une stratégie bien plus sophistiquée.

Le 4 novembre 2025, Danone annonce la fermeture de l’usine Blédina de Villefranche-sur-Saône pour juillet 2027. Cent dix-sept salariés concernés. “Un coup de massue”, selon le maire Thomas Ravier.

Le site produit des céréales infantiles depuis 1881. Malgré 134 millions d’euros investis en dix ans, le marché recule : la natalité chute, les volumes ont chuté de 35% en cinq ans.

Une question surgit : pourquoi ne pas transformer l’usine en production de nutrition pour seniors, la population qui croît le plus vite ?

L’idée semble évidente.

Trop évidente, peut-être.

Je commence mes recherches.

La découverte : Danone domine déjà le marché senior

L’empire Nutricia révélé

Danone n’a pas attendu ma suggestion. Le groupe est déjà le numéro deux mondial de la nutrition spécialisée. Et il occupe une position de leader écrasant sur le segment des seniors en France : 62% de parts de marché sur la nutrition médicale adulte.

L’histoire commence en 2007.

Danone rachète le groupe néerlandais Royal Numico pour 12,3 milliards d’euros. L’opération intègre deux marques : Nutricia et Milupa.

Nutricia devient la Business Unit dédiée à la nutrition spécialisée. Une division qui pèse aujourd’hui 8,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires – 30% du total du groupe.

Une part significative dans un marché mondial de la nutrition médicale qui atteint 51,3 milliards de dollars en 2024. Et devrait grimper à 85 milliards en 2032, soit une croissance annuelle de 7%.

En France, le secteur représente 1,4 milliard d’euros.

La division Nutricia affiche une croissance de 8,3% en 2025 – contre 2,6% en Europe et 13,8% en Asie. La marge opérationnelle du secteur dépasse 20%, la plus élevée de toutes les divisions Danone.

Du médical à la prévention

Nutricia propose plus de cent références dédiées aux seniors.

• Fortimel : des compléments nutritionnels hypercaloriques et hyperprotéinés pour lutter contre la dénutrition et la sarcopénie.

• Nutrison : une gamme pour nutrition entérale destinée aux patients qui ne peuvent plus s’alimenter par voie orale.

• Souvenaid : une boisson innovante pour la prise en charge précoce de la maladie d’Alzheimer, fruit de douze ans de recherche avec le MIT.

Ces produits sont vendus sur prescription médicale. Ils sont remboursés par la sécurité sociale. Ils transitent par trois canaux : pharmacies de ville (56%), hôpitaux et EHPAD (26%), prestataires homecare (18%). Un modèle B2B professionnel, aux antipodes de la grande distribution.

Et ce n’est pas tout.

En mars 2025, Danone lance le programme Carmen avec l’Association Siel Bleu et Danone Ecosystème. L’initiative doit prévenir les chutes, la dénutrition et l’isolement social des seniors. Elle s’inspire du programme néerlandais TOM (Best Frailty Care), qui a déjà accompagné 8 000 bénéficiaires et formé 800 professionnels.

Carmen articule trois piliers : activité physique adaptée, nutrition, sociabilisation.

L’ambition : former 5 000 professionnels et accompagner 400 000 personnes d’ici 2028.

Moralité : Danone n’est pas un acteur parmi d’autres sur le marché senior. C’est un mastodonte. Un leader qui investit massivement. Alors pourquoi fermer Villefranche au lieu de le reconvertir ?

L’écosystème : ce qui fait vraiment la valeur d’une usine

Le hub des Flandres

La réponse se trouve à Steenvoorde, dans les Flandres françaises.

Fondée en 1911 comme coopérative laitière, l’usine intègre Danone dans les années 1970 et fabrique des laits infantiles. En 2024, Danone investit 70 millions d’euros pour la transformer. Steenvoorde devient en 2026 la première usine française de nutrition médicale liquide pour seniors.

Pourquoi Steenvoorde plutôt que Villefranche ? Écosystème.

Le site s’inscrit dans un hub transfrontalier unique. Trois usines néerlandaises forment le cœur Nutricia : Zoetermeer (500 salariés, Fortimel et Nutrison pour 80 pays), Cuijk et Haps (240 millions investis en 2020, allergies et nutrition infantile), Utrecht et Rijswijk (R&D et siège).

Le hub repose sur des synergies précises. Les sites maîtrisent les liquides stériles, partagent expertises, protocoles et fournisseurs. Steenvoorde réutilise son infrastructure laitière. Coût : 70 millions, moins qu’un site neuf.

Le territoire compte. Danone collecte 37% de son lait dans les Hauts-de-France (800 éleveurs). La région emploie 50 000 salariés agroalimentaires. Le cluster “Nutrition santé longévité” mobilise entreprises, universités et collectivités. La proximité néerlandaise facilite les échanges.

Steenvoorde bénéficie de l’ancrage universitaire néerlandais. Utrecht développe les formulations. Rotterdam et Amsterdam réalisent les essais cliniques. Les équipes R&D circulent entre France et Pays-Bas en trois heures.

L’usine s’engage dans la transition environnementale. Une chaufferie biomasse compense 70% de l’empreinte carbone. Déchets valorisés, circuits courts privilégiés.

L’isolement de Villefranche

Villefranche n’a rien de cela.

Céréales sèches, pas liquides stériles. Processus et compétences incompatibles. Aucun cluster nutrition médicale dans la région lyonnaise. Aucun hub de recherche sur le vieillissement. Aucune synergie Nutricia. Le Rhône manque d’écosystème nutrition-santé senior comparable aux Flandres.

Distance avec le hub néerlandais : échanges complexes, logistique différente, fournisseurs distincts, circuits export divergents. Transformer Villefranche demanderait de reconstruire tout un écosystème. Coût : bien au-delà des 70 millions de Steenvoorde. Délai : années, pas mois.

Une usine ne se transforme pas seule. Elle exige territoire, partenaires, compétences, infrastructures, recherche, formations, circuits logistiques. Elle exige un écosystème.

Deux stratégies, une vision cohérente

Médical et prévention, les deux piliers

Danone construit des filières complètes, pas seulement des produits.

Nutricia cible les pathologies : dénutrition, sarcopénie, maladies neurodégénératives. Produits prescrits, remboursés, distribués en pharmacie. Vente aux professionnels de santé, pas aux consommateurs.

Carmen vise la prévention : activité physique, nutrition, lien social. Accompagne les seniors fragiles via associations et collectivités. Financement mixte : privé, associatif, public.

Nutricia intervient en curatif avec marges élevées. Carmen agit en préventif pour bâtir une légitimité territoriale. Les deux se complètent.

Pourquoi pas de Blédina Senior ?

Pourquoi pas de céréales enrichies pour seniors en grande distribution ?

Les seniors fragiles souffrent de dénutrition et troubles de déglutition. Ils nécessitent des produits hypercaloriques, liquides, médicalisés. Les céréales sèches ne conviennent pas.

• Nutrition médicale : +7% par an, marges de 20%.

• Céréales : stagnation, marges de 5%.

Danone choisit la croissance forte et les marges élevées. La firme abandonne les segments en déclin, même historiques.

La leçon d’un sacrifice

Villefranche ferme. Steenvoorde prospère. Cent dix-sept salariés perdent leur emploi. Cent quarante personnes seront embauchées dans les Flandres. Une ville perd son odeur de Blédine. Une région renforce son cluster nutrition-santé.

Le drame humain est réel. “Cette odeur particulière de Blédine est l’histoire de notre ville”, dit le maire Thomas Ravier. “Pour des générations de Caladois qui s’étaient identifiés à Blédina, c’est un lien affectif qui se rompt”, ajoute Pascal Ronzière, président de l’agglomération. Les 134 millions investis en dix ans n’ont pas suffi. Les tentatives de diversification ont échoué. Le site ne pouvait pas pivoter seul.

La restructuration d’une usine ne dépend pas que d’elle. Elle dépend de l’écosystème dans lequel elle s’inscrit. Routes, fournisseurs, débouchés, relais internationaux, infrastructures de recherche, bassins de compétences, synergies industrielles. Un site isolé ne peut pas rivaliser avec un hub intégré.

Les industriels ne nous ont pas attendus pour saisir l’opportunité de la longévité. Si nous continuons à observer le marché avec nos lunettes rayées, nous ne verrons pas l’évidence. Le marché se développe. Les investissements se comptent en centaines de millions. Les stratégies se déploient sur des décennies. Mais sans nous.

Danone construit sa Silver économie depuis 2007. Dix-huit ans de développement, d’acquisitions, d’investissements, de construction d’écosystèmes. Le groupe pèse aujourd’hui 8,5 milliards d’euros sur ce segment. Il forme des milliers de professionnels. Il accompagne des centaines de milliers de seniors. Il fait du vieillissement démographique un relais de croissance stratégique.

Pendant ce temps, nous multiplions les rapports sur le bien-vieillir. Nous organisons des colloques sur l’innovation sociale. Et nous découvrons, surpris, qu’un industriel français domine déjà le marché mondial de la nutrition médicale senior.

La fermeture de Villefranche n’est pas un échec de Danone. C’est la conséquence logique d’une stratégie cohérente, pensée à l’échelle européenne, ancrée dans des territoires choisis pour leurs écosystèmes. Le sacrifice d’un site au profit d’un hub.

[PARTIE RÉSERVÉE AUX ABONNÉS PREMIUM]

Note de synthèse : La BU Nutricia et la stratégie Danone en matière d’aliment-santé pour les seniors

Une analyse stratégique approfondie pour comprendre l’architecture industrielle, les enjeux de marché et les perspectives de développement de Nutricia. Ce document de référence décortique la chronologie, le positionnement concurrentiel, le modèle économique et les données structurantes de la division nutrition spécialisée de Danone.

Réservé aux décideurs et professionnels de la Silver économie qui veulent saisir la logique d’ensemble d’un leader mondial.