✊Est-ce pour cela que nos aïeux se sont battus ?
Cessons de sacrifier l'emploi sur l'autel du pouvoir d'achat !
Aujourd’hui, c’est la fête du Travail.
J’aimerais donc mettre les pieds dans le plat à propos d’un sujet qui divise : les boites qui font leur beurre sur le dos des étudiants.
Frank Nataf : et des salariés de manière générale.
Oui, tu as raison de le souligner, Frank. Le problème n’est pas le statut du travailleur, mais les modalités de sa rémunération. Je t’ai demandé d’éclairer ma réflexion sur ce sujet irritant pour la fédération professionnelle des entreprises du domiciles dont tu es le vice-président. Pourquoi est-ce un problème pour la Fedesap ?
Frank Nataf : A l’instar d’un Uber disruptant la corporation des taxis, ces start up sont perçues comme des trublions qui prétendent réinventer les services à la personne. Pourtant, loin de révolutionner quoi que ce soit, ces entreprises très traditionnelles ont appris à manipuler les aides publiques et le droit du travail pour s’imposer sur ce marché en vendant à prix bradés des prestations concurrentes de celles des SAAD, sans se soumettre aux mêmes contraintes réglementaires.
Pour rappel, si ces contraintes existent, c' est principalement pour protéger des consommateurs fragiles et qui le restent quel que soit l'opérateur !
Creusons le sujet.
Le problème
Ces organismes mettent leurs clients en relation avec des intervenants qui sont payés directement par le client, via un chèque emploi services, ou CESU. Ce système accorde au bénéficiaire une protection sociale minimale. Ce système est connu sous le nom de gré à gré.
Les plateformes recourent au gré à gré avec des étudiants pour deux raisons.
La bonne et la vraie.
La bonne raison
Pour les services assurés par des jeunes, la bonne raison, c’est que l’intergénérationnel, ça fait plaisir aux vieux. C’est bon pour leur moral. Cela leur rappelle l’époque où leurs enfants s’interessaient encore à eux. L’époque où leur vie sociale ne tournait pas autour du kiné et de l’aide soignante.
Cela leur ouvre l’esprit. Ils sont plus épanouis. Heureux. Ils revivent.
Et puis c’est bien pour les étudiants, ils peuvent s’acheter du shit sans sacrifier sur l’alimentation. Accéder à un premier job et rencontrer des vieux qui ne sont pas leurs grands-parents.
Ah l’intergénérationnel, c’est la fontaine de Jouvence de nos chers aînés.
Frank Nataf : Ces plateformes persuadent leurs intervenants qu' ils seront mieux payés en gré à gré et qu’ils choisissent leur planning. Le paradis sur terre dont rêve tout salarié d’un SAAD : un seul client par jour, pas de déplacement et une paie de 15 à 20% supérieure.
La vraie raison
Pour les plateformes, la vraie raison, c’est que ça coûte moins cher de recourir à des étudiants payés en CESU qu’à des salariés. Et que c’est plus facile à gérer, puisque l’entreprise n’assume pas les aléas de calendrier. Elle joue le rôle de tiers de confiance entre un vieux qui a besoin de compagnie et un intervenant qui va la lui apporter.
Frank Nataf : Les congés payés sont payés tous les mois, ce qui explique une partie de l’écart de rémunération. Ce n’est pas la même convention collective que les services prestataires, donc l’intervenant qui fait sa nuit de 12 heures n'est payé que 4 heures par le particulier. Peut-être est-il déjà très content de toucher son petit pécule, mais a-t-il conscience de la précarité de sa situation : il n’a ni mutuelle, ni formation, ni tickets restaurant, il n’est pas payé pour ses déplacements et ne bénéficie d’aucune reconnaissance de son évolution professionnelle.
Y a pas photo 📸
Si je fais de la mise en relation entre particuliers et intervenants en gré à gré, je ne suis pas leur employeur. Donc, je ne dois pas les encadrer, je n’ai pas à les payer quand ils ne travaillent pas, je ne gère pas leur protection sociale et je peux arrêter de travailler avec eux sans avoir à motiver ma décision, ni les indemniser.
Si j’emploie un salarié en CDI, je lui paie un salaire, une protection sociale, je dois le former et lui fournir les outils de son travail. Je l’encadre et je ne peux pas le virer sans motif.
Frank Nataf : Si je mets en relation des intervenants en gré à gré avec des particuliers, je suis un service mandataire astreint à un cahier des charges strict qui prévoit notamment la création d’un bureau dans chaque département où je m’implante.
Donc, si je suis une plateforme qui fait du gré à gré au national sans ouvrir des bureaux locaux, je suis hors la loi.
Combien ça coûte
Frank Nataf : Pour un coût annoncé de 12 € bruts de l’heure, un intervenant employé en gré à gré par une personne âgée de 70 ans et plus et payé en CESU coûte au client 13,87 € de l’heure (6,93 € après crédit d’impôt) et rapporte environ 9,36 € de l’heure à l’étudiant multiplié par le nombre d’heures réalisées. Son salaire varie tous les mois en fonction de son travail réel.
Outil de calcul pour le CESU : Urssaf CESU
Pour un SAAD, le calcul est plus compliqué car des réductions sont à prendre en compte selon la nature du service et le nombre d’heures prestées auprès de personnes âgées dépendantes bénéficiaires de l’APA.
A rémunération brute horaire équivalente, l’intervenant employé d’un SAAD perçoit un salaire horaire légèrement inférieur. En contrepartie, il bénéficie d’une protection sociale étendu et reçoit un salaire mensuelle qui ne varie pas en fonction de sa charge réelle.
Dans le même ordre de grandeur, un salarié en CDI 35 heures payé 11,2 € bruts reçoit un salaire brut mensuel garanti de 1700 €.
Règle de calcul : Urssaf SAAD
nota bene : Pour toucher une telle rémunération, notre étudiant devra assurer 141 heures de prestation par mois, ce qui n’est pas compatible avec ses cours, ses révisions, sa vie d’étudiant.
Combien ça coûte au SAAD
En brut patronal, ce même salarié coûte à l’entreprise 1867,6 € par mois sur la base de la durée légale du travail de 35 heures hebdomadaires.
L’employeur détermine le nombre d’heures dans le contrat de travail et paye ses collaborateurs sur ce volume d’heures, y compris s’ils ne sont pas occupés sur une prestation facturée à ses clients.
Le brut patronal correspond à des prestations sociales que vous précomptez sur le salaire afin de rémunérer sa retraite, son assurance maladie, les allocations familiales, la CSG, la formation professionnelle, etc.
En bref, le brut patronal correspond à la contribution des salariés et de leur employeur à la protection sociale et à une forme de vivre ensemble que nous appelons La France.
Et donc, chercher à contourner cette règle ne fait pas que biaiser le marché, cela entretient l’illusion d’un coût de prestation très inférieur à ce qu’il devrait être.
On ne peut pas d’un côté regretter le manque d’attractivité des services à la personne tout en sciant la branche avec des prestations bradées.
Frank Nataf : d’ailleurs, tu noteras que l’on n’a pas de concurrents étrangers en France car on a déjà du low cost social avec le particulier employeur.
Illustration
Mettons que je vende des prestations de services à domicile pour des personnes âgées vulnérables.
Je me présente comme une plateforme de mise en relation et je fais bosser des étudiants. Je demande à mes clients de payer directement ces étudiants en CESU. Cela ne me coûte rien. Le client dépense entre 7,5 et 28 € brut de l’heure selon la plateforme et le service.
De l'autre côté, je suis un SAAD prestataire et j’emploie des professionnels diplômés ayant 3 ans d’expérience minimum et formés à la prise en charge des personnes âgées vulnérables. Je facture directement à mes clients une prestation variant entre 24 et 32 € de l’heure.
Donc, pour une garde de nuit de 20h à 8h….
Une plateforme d’étudiants facture entre 89 € et 94 €, comment est-ce possible ?
Frank Nataf : car le salarié en gré à gré est payé pour seulement un tiers des heures de garde.
Ce qui n’est pas le cas pour un intervenant SAAD qui est payé sur toute la durée de la prestation. Donc, pour une garde de nuit, le coût salarial (salaire chargé) est de 14,2 € x 12 = 170 €. Vous l’aurez compris, impossible pour cette structure de rivaliser avec la prestation vendue par les plateformes puisque rien qu’en charges salariales la leur coûte le double du prix facturé par ses concurrents.
Vous comprenez aisément l’énervement des SAAD, contraints par un tarif plafonné, quand ils voient débouler sur le marché d’arrogantes startup qui déstabilisent l’offre en vendant à prix bradé une prestation assurée par des étudiants.
Frank Nataf : Start ups qui au passage font croire que des étudiants sous payés font mieux le travail que des professionnels payés normalement et formés pour cela.
Un air de déjà vu
Cela me rappelle la situation des livreurs Deliveroo.
Au départ, cette pimpante startup de livraison a domicile se présentait comme un moyen d’inclusion pour les étudiants sans le sou qui pouvaient financer leurs études en pédalant gaiement 🚲 pour livrer des salades au quinoa à des cadres débordés.
Mais dans les faits, la balade à vélo s’est vite transformée en enfer pire qu’un Paris Roubaix sous la pluie avec une roue voilée et des hémorroïdes 🚴🏽♂️.
Entre l’algorithme punitif, les prix plancher, la concurrence féroce entre livreurs, le froid, la pluie, les accidents non couverts, la précarité, les horaires contraignants… Les bons étudiants sont vite retournés au baby sitting, cédant la place à une armée de travailleurs pauvres, souvent étrangers, qui n’ont que ces maigres courses pour subsister et qui font plus pitié qu’envie.
Et d’ailleurs, je ne noircis nullement le tableau puisque le 19 avril dernier, le tribunal correctionnel de Paris a condamné Deliveroo France à une amende de 375 000 euros et deux anciens dirigeants de la plate-forme à douze mois de prison avec sursis pour travail dissimulé.
Le tribunal observe que la question n’est pas celle de savoir si le statut de travailleur indépendant est, ou pas, un statut juridique satisfaisant, mais de constater qu’en l’espèce il s’est agi pour Deliveroo d’un habillage juridique fictif ne correspondant pas à la réalité de l’exercice professionnel des livreurs.
a expliqué la présidente du tribunal en rendant sa décision.
S’ils sont illégaux, pourquoi ces services se développent-ils quand même dans la Silver Economie ?
Parce qu’ils ne sont pas chers….
L’avantage client
Ces services proposent une prestation assurée par des étudiants à un prix défiant toute concurrence. Une garde de nuit à 50 € au lieu de 100 après crédit d'impôt. Une sortie au parc à 15 € au lieu de 50 €. Etc.
Outre l’économie réalisée, les services mettent en avant leurs étudiants, comme si l’avantage énorme de leur offre reposait dans la relation exceptionnelle qui se noue entre un vieux et son cadet.
Ne nous laissons pas aveugler par les bons sentiments. L’avantage concurrentiel ne repose pas sur le service, mais sur le prix. Et le problème, c’est que cela crée une fausse perception du coût réel des choses.
Car dans un pays où le salaire minimum horaire est à 10,87 €, faire croire aux consommateurs qu’ils peuvent bénéficier du même service pour le quart du prix, c’est malhonnête. Cela l’est d’autant plus quand l’économie est réalisée au détriment de la protection sociale qui bénéficie à tous les citoyens.
Frank Nataf : De plus, une entreprise dont le modèle économique ne tient que sur des subventions publiques est vouée à la mort.
A votre avis ?
Pensez-vous que ce modèle réponde à un besoin marché que l’offre traditionnelle ne satisfait pas ?
Pensez-vous que l’offre traditionnel doit être disruptée par des startup iconoclastes car ce sont elles qui font avancer le schmilblick ?
Pensez-vous comme Frank que le modèle traditionnel doit être défendu car c’est le seul qui protège les salariés et les bénéficiaires
Ou enfin, pensez-vous qu’il soit possible de concilier les deux en s’appuyant sur un modèle vertueux pour le bénéficiaire et le salarié ?
Donnez-vous avis et aidez-nous à faire avancer le schmilblick, je consacrerai ma newsletter de dimanche prochain à vos réponses.
Comme d'habitude, beaucoup de choses sont dites dans ta newsletter Alexandre.
Avant de donner mon avis sur la déloyauté de la concurrence entre les saad et les startups, j'ai plutôt envie de souligner un point qui n'est pas abordé dans ton analyse, peut-on réellement parler de concurrence si cette offre "disruptive" arrive dans un univers ou les saad sont incapables de satisfaire la demande. Les difficultés de recrutement des saad sont elles uniquement liées à cette concurrence ? Pas sur...
L'offre de ces startups ne germe t-elle pas sur le manque de préparation du secteur a l'explosion démographique et un soutien de l'état insuffisant à la filière pour lui donner les moyens de rester attractif et compétitif ?
En ce qui concerne la différence de compétences entre des salariés de saad et un étudiant lambda, pour baigner au cœur du système depuis une vingtaine d'années, je ne suis pas sur que cet argument tienne la route. Mettre en avant la formation très minimaliste de ces professionnels de l'aide à domicile me semble aussi malhonnête que de mettre en avant les bienfaits de la relation humaine intergénérationnelle annoncée par les boites qui "utilisent" des étudiants.
A propos du droit du travail, auquel je suis particulièrement attaché, je ne pense pas que les étudiants (qui ont déjà un statut qui leur apporte une couverture sociale), misent sur les petits boulots dans leur plan de carrière pour avoir un impact sur la retraite qu'ils toucheront (ou pas) dans plus de 40 ans. D'ailleurs, si ils avaient le sentiment d'être exploités, ils continueraient à servir des burgers chez mc Do plutôt que participer à une aventure humaine auprès d'un public âgé. Si ces startups remplissent leur carnet d'adresse aussi vite et aussi massivement, c'est probablement qu'ils s'y retrouvent.
Concurrence déloyale certes, mais au lieu de crier au loup et se victimiser, peut-être que les saad devraient avoir une attitude plus introspective et chercher à augmenter le niveau de compétences de leurs salariés, se battre pour obtenir le soutien du gouvernement, et ne pas utiliser de bouc émissaire pour masquer leurs problèmes structurels.
Nous aurons l'occasion d'en discuter de vive voix, je me réjoui de te revoir bientôt sur la côte d'azur.
Effectivement beaucoup de nuances à apporter dans votre article. Une très importante, ne pas confondre garde de nuit et présence de nuit en référence à la CCN de la FEPEM. Ce sont 2 interventions totalement différentes. Cette confusion génère tout ce débat. Ernesti met en relation des étudiants des professions de la santé. La garde de nuit ne permet pas de travailler le jour. La présence de nuit est compatible avec toute activité de jour, la différence est là. Il est important de faire cette nuance énorme. Une présence de nuit dort dans une pièce, séparée, à côté de celle de l'Aidé.e pour la.le rassurer ainsi que la famille. Cet emploi est régi par la CCN de la FEPEM. De même, pour la garde de nuit. La garde nuit est un poste de travail rémunéré pour l'ensemble des heures de présence. Sommes-nous toujours dans de l'esclavage quand il s'agit d'appliquer rigoureusement les termes d'une CCN ? Le vieillissement est une préoccupation qui doit permettre de travailler ensemble. Aidons ces jeunes entreprises à se structurer plutôt que de tomber à bras raccourcis sur elles.
Je partage tout à fait le fait d'avoir des agences, cela me paraît important également mais ne qualifions pas de garde de nuit, une présence de nuit, qui est légale dans le cadre de la CCN de la FEPEM.
Un autre sujet du vieillissement qui me paraît, plus grave, est le taux horaire pratiqué par beaucoup de personnes en Emploi Direct et non pas gré à gré, expression très très ancienne, qui finissent par coûter plus cher que le taux horaire des Prestataires, auquel s'ajoute les coûts lors de la fin du contrat ! Tout récemment, j'ai encore entendu parler de 18€ nets, pour stimuler la maman soit 31,26€ de l'heure, avant toute exonération et avantage fiscal. Ce combat là est à mener. Ce sont des intervenantes sans aucun cadre, cela est gravissime. Ces personnes ne sont pas sur LinkedIn et elles sont surbookées.
Il me semble essentiel de travailler sur ce sujet.
Les jeunes qui mettent en relation ont un nom, nous les connaissons, ils mesurent qu'ils dérangent. S'ils dérangent, peut-être répondent-ils à un besoin qui ne peut être servi par l'ensemble des Prestataires de SAP.
Travaillons ensemble, aidons-les et regardons de très près les personnes en Emploi Direct qui abusent.