"Cher Père Noël, je veux juste qu'on me foute la paix" - Lettre d'un vieux joyeux
Maurice, 85 ans, écrit au seul qui ne lui parle pas encore d'EHPAD
Cher Père Noël,
Je sais, je sais. À 85 ans, j’ai passé l’âge de t’écrire. Mes petits-enfants — enfin, les quatre que je n’ai vus qu’en photo sur WhatsApp — ont sûrement la priorité sur ta liste. Mais cette année, j’ai vraiment besoin de ton aide. Et comme tu es le seul qui ne me parle pas encore d’EHPAD, tu es peut-être mon dernier espoir.
Ma situation, pour que tu comprennes bien
Commençons par les faits. Je suis veuf depuis trois ans. Marie me manque encore tous les matins, mais j’ai appris à faire du café sans noyer la cuisine. Mes enfants vivent à Singapour et à Sydney — apparemment, la France ne leur suffisait pas. On se voit en visio le dimanche, quand le décalage horaire le permet. Ils me montrent leurs mômes qui grandissent sans moi. Léa, Lucas, Emma et le petit dernier dont je confonds le prénom avec celui du chien. Des pixels adorables qui ne sauront jamais à quoi ressemble vraiment leur grand-père.
Mon dernier ami valide, Georges, a rejoint la maison de retraite médicalisée du coin le mois dernier. Avant ça, il me racontait la même histoire de la guerre d’Algérie trois fois par après-midi. Maintenant, il ne me reconnaît plus du tout. Robert est parti l’année dernière. Lucien l’année d’avant. À ce rythme-là, je vais bientôt être le dernier survivant de ma promotion, ce qui est à la fois une fierté et une sacrée solitude.
Mon médecin traitant — le Dr Leblanc, que j’ai vu grandir et qui me tutoie maintenant comme si j’étais son grand-père gâteux — me regarde avec des yeux de merlan frit dès que j’évoque mon souhait de rester chez moi. « À votre âge, Monsieur Durand... » Il commence toutes ses phrases ainsi. Comme si passer 80 ans transformait mon cerveau en purée. Le pire ? Il écrit déjà « placement en EHPAD recommandé » dans mon dossier médical. Je l’ai vu sur son écran. Le salaud croit que je ne sais pas lire à l’envers.
Ce que je NE veux pas
Soyons clairs, Père Noël. Je ne veux pas finir dans un de ces établissements où on te met en pyjama à 15h30 et où le repas de Noël est servi mixé dans une assiette compartimentée en plastique. J’ai encore toute ma tête — enfin, la plupart du temps — et l’idée qu’on me traite comme un enfant de cinq ans me donne de l’urticaire.
Tu sais ce qui m’attend dans ces endroits ? Des animations débiles. « Aujourd’hui, on fait de la pâte à sel ! » À 85 ans. De la pâte à sel. Je suis ingénieur à la retraite, bordel, pas un gamin de maternelle. L’apéro où on fait passer une grenadine à l’eau pour un Americano. Et le loto du jeudi après-midi avec Ginette qui triche et Marcel qui s’endort sur ses cartons. Le summum de l’excitation.
Je ne veux pas non plus qu’on me confisque mes clés de voiture sous prétexte que « c’est plus prudent ». Je roule moins vite qu’avant, c’est vrai, mais je n’ai jamais eu d’accident. Les seuls qui me klaxonnent sont des abrutis en SUV qui trouvent que 50 km/h en ville, c’est pour les escargots. Ils ont peut-être raison, remarque. Mais au moins, moi, je ne renverse personne.
Et surtout, je ne veux pas devenir ce vieux dont on décide à sa place. Mes enfants, avec toute leur bienveillance exaspérante, me parlent de « solutions adaptées » et de « sécurité ». Traduction : « Papa, on va te mettre quelque part où on n’aura plus à culpabiliser de t’avoir abandonné à 17 000 kilomètres. » Ils appellent ça une « solution de vie ». Moi, j’appelle ça un mouroir avec wifi.
Ce que je voudrais vraiment
Voilà ma liste, Père Noël. Elle est plus raisonnable que celle que je t’envoyais à sept ans.
D’abord, un traducteur universel génération-génération. Un truc qui permettrait à mes enfants de comprendre que quand je dis « Je vais très bien », ça veut vraiment dire « Je vais très bien », pas « Je suis en déni de mon état de délabrement avancé ». Et qui leur ferait comprendre que leur « On s’inquiète pour toi, Papa » signifie en réalité « On a peur de culpabiliser si tu tombes et qu’on l’apprend trois jours plus tard par les pompiers ».
Ensuite, un mode d’emploi pour convaincre le Dr Leblanc que je ne suis pas un danger public. Quelque chose qui lui prouverait scientifiquement que je peux encore décider de ma propre vie. Genre un certificat de « Vieux Lucide et Autonome » tamponné par l’OMS. Avec option « Renouvellement annuel » pour qu’il arrête de me regarder comme une statistique ambulante de fracture du col du fémur. Ce type gagne sa vie en prescrivant des anxiolytiques et des bêtabloquants, et c’est lui qui décide si je suis apte à vivre seul. L’ironie ne m’échappe pas.
Troisièmement, un kit de survie sociale pour octogénaire. Parce que franchement, refaire des amis à mon âge, c’est mission impossible. Les gens de ma génération disparaissent plus vite que ma libido. Il me faudrait un manuel : « Comment sympathiser avec des sexagénaires qui vous prennent pour leur grand-père » ou « L’art de feindre de s’intéresser aux histoires des jeunes retraités de 62 ans qui découvrent le temps libre ». Ces gamins ont 20 ans de moins que moi et me parlent de leurs « problèmes d’articulations » comme si on était dans le même bateau. Mon vieux, attends d’avoir 85 ans, tu verras ce que c’est vraiment, des articulations qui coincent.
Quatrièmement, un téléporteur. Juste un petit modèle de base. Pour pouvoir serrer mes quatre petits-enfants dans mes bras autrement qu’en pixélisé sur un écran de 10 pouces. Pour pouvoir boire un café avec mes enfants sans que ça nécessite 24 heures d’avion et trois semaines de préparation logistique. Tu imagines ? “Papa, on arrive pour Noël !” - BIP - et hop, les voilà dans mon salon. Bon, en vrai, ils viennent tous les deux ans. Quand leurs “agendas le permettent”. Traduction : quand ils ont épuisé toutes les autres excuses.
Cinquièmement - et là je sais que je pousse un peu - des lunettes anti-âgisme pour tout le monde. Un truc qui empêcherait les gens de voir mon âge avant de voir ma personne. Parce que c’est quand même fou : dans le métro, les mêmes qui me cèdent leur place avec un sourire gêné sont ceux qui détournent le regard quand un SDF fait la manche. Les mêmes qui me parlent fort et lentement comme si j’étais sourd et débile me doubleraient sans hésiter si j’étais juste un type normal qui marche lentement. Être vieux, c’est devenir à la fois invisible et trop visible. Invisible quand il s’agit de mes opinions, de mes désirs, de mes choix. Trop visible quand il s’agit de me cataloguer comme “fragile”, “à risque”, “problème social”. J’aimerais juste qu’on me voie comme Maurice, point. Pas comme “Maurice, 85 ans, veuf, potentielle fracture du col du fémur ambulante”.
Mes arguments pour rester chez moi
Écoute, Père Noël, je ne suis pas déraisonnable. Je sais que je ne suis plus tout jeune. Mes genoux craquent comme un parquet centenaire quand je me lève. Il m’arrive d’oublier pourquoi je suis entré dans une pièce. La semaine dernière, j’ai mis quinze minutes à retrouver mes lunettes qui étaient sur ma tête. Et hier, j’ai appelé mon voisin “Robert” alors qu’il s’appelle Julien et que Robert est mort en 2022. Mais bon, ça m’arrivait déjà à 50 ans de chercher mes clés alors qu’elles étaient dans ma main, donc je ne suis pas sûr qu’on puisse appeler ça du déclin cognitif.
J’ai des arguments solides pour rester chez moi :
Un : Je connais par cœur l’emplacement de tous les obstacles de mon appartement. Cette marche traîtresse entre la cuisine et le salon ? Je l’esquive depuis 40 ans. Dans une nouvelle chambre d’EHPAD, je me casserais le col du fémur en deux jours. Et là, on me dirait : “Vous voyez, Monsieur Durand, on vous avait prévenu !” Sauf que ce sont eux qui m’auraient tué en me déracinant.
Deux : Mon voisin de palier, même s’il est jeune et insupportable avec sa musique techno, vérifie que je suis en vie tous les matins. Il frappe à ma porte sous prétexte d’emprunter du sucre. Je sais qu’il s’assure juste que je ne suis pas tombé dans la douche. Il m’énerve, mais au moins lui ne me fait pas payer 3 000 euros par mois pour ce service.
Trois : J’ai ma routine. Mon café à 7h précises. Mon journal. Ma promenade jusqu’au parc. Mon banc - OUI, MON banc, celui où j’ai gravé mes initiales avec Marie en 1982. Mon boulanger qui garde ma baguette tradition. Mon pharmacien qui me fait crédit quand j’oublie ma carte bleue. Vous croyez que je retrouverai ça dans un couloir aseptisé qui sent la javel et la mort ? Dans ces endroits, tout le monde mange à la même heure, se couche à la même heure, chie à la même heure. C’est la prison, version gériatrique.
Quatre : Je paie mes impôts depuis 65 ans. J’ai élevé trois enfants. J’ai travaillé 42 ans sans jamais me plaindre. J’ai survécu à deux guerres. J’ai cotisé toute ma vie pour avoir une retraite décente. Et maintenant, on voudrait que je claque 90% de cette retraite dans une chambre de 12m² avec vue sur le parking ? Non merci. Je préfère dépenser cet argent en bons restos, en cadeaux pour mes petits-enfants virtuels, et en whisky de qualité.
Ma proposition de compromis
Je ne suis pas complètement têtu, Père Noël. Je suis prêt à faire des concessions.
J’accepte qu’on adapte mon appartement. Installez des barres d’appui partout si ça vous rassure. Transformez ma salle de bains en chambre d’hôpital si nécessaire. Mettez un téléphone d’urgence qui alerte les pompiers si je ne bouge pas pendant 12 heures. Collez-moi même un bracelet GPS pour calmer les angoisses de mes enfants à l’autre bout du monde.
J’accepte qu’une aide-ménagère passe deux fois par semaine. Même si je peux passer l’aspirateur tout seul, merci bien. Mais bon, ça fera plaisir à mes enfants qui pourront se dire qu’ils « font quelque chose » pour leur vieux père. Et puis soyons honnêtes, ça me fera de la compagnie. Même si elle passe son temps à me raconter ses problèmes de couple et ses enfants ingrats. L’ironie, toujours.
J’accepte même qu’une infirmière vienne vérifier que je prends bien mes médicaments. Même si je sais lire une posologie et que j’ai un putain de doctorat en ingénierie. Mais à 85 ans, on est présumé dyslexique, amnésique, et incapable de distinguer un comprimé blanc d’un comprimé bleu.
J’accepte tout ça. Mais je veux rester chez moi. Dans mon appartement. Avec mes affaires. Mes habitudes. Mon quartier. Ma vie. Celle qui me reste, bordel.
Ce que je demande vraiment
Au fond, Père Noël, ce que je te demande, c’est simple. Je ne veux pas de miracles. Je ne veux pas rajeunir de 40 ans. Je ne veux pas ressusciter mes amis disparus. Je ne me fais pas d’illusions sur mes petits-enfants qui viendront peut-être me voir une fois à mon enterrement — si le billet d’avion n’est pas trop cher.
Je veux juste qu’on me fiche la paix. Qu’on arrête de me traiter comme un problème à résoudre. Qu’on cesse de voir en moi un danger potentiel, un risque de chute, une statistique d’accident domestique, un coût pour la société.
Je veux qu’on me laisse le droit de prendre mes propres risques. Oui, je peux tomber. Oui, je peux oublier d’éteindre le gaz. Oui, je peux me perdre en ville. Mais j’ai bien le droit de vivre dangereusement à 85 ans, non ? J’ai été prudent toute ma vie. J’ai fait mes devoirs, respecté les règles, économisé pour ma retraite, payé mes impôts sans broncher. Maintenant, laissez-moi finir en paix chez moi. Même si c’est dangereux. Même si ça inquiète le Dr Leblanc et ses statistiques à la con.
Parce que la vraie question, Père Noël, ce n’est pas de savoir si je vais mourir chez moi ou en EHPAD. De toute façon, je vais mourir. C’est prévu au programme. La question, c’est de savoir si je vais vivre mes dernières années ou juste survivre dans un mouroir propre et sécurisé.
Post-scriptum
PS : Si tu pouvais aussi glisser dans ta hotte un petit miracle pour que mes enfants comprennent que “respecter mes choix” ne veut pas dire “attendre que je sois à l’hôpital pour agir”, ce serait pas mal.
PPS : Et si vraiment tu as de la place dans ton traîneau, mes quatre petits-enfants en vrai ce ne serait pas de refus. Les photos WhatsApp, ça ne remplace pas les câlins. Mais bon, je ne me fais pas d’illusions. Leurs parents ont “des vies bien remplies”.
PPPS : J’ai laissé des biscuits et du whisky sur la table. Le lait, c’est pour les enfants. Et les vieux qu’on infantilise.
Signé : Un vieux joyeux mais lucide qui refuse de baisser les bras
Durand Maurice, 85 ans et demi (le demi compte, à mon âge), domicilié au 15 rue de la République depuis 1978, et qui projette d’y rester jusqu’à ce que mort s’ensuive. De préférence dans son sommeil, dans son lit, sans avoir eu à subir trois ans de purée mixée et de parties de loto obligatoires.

