Comment éviter la polymédication des seniors dépendants ?
Enjeux et perspectives de l'iatrogénie médicamenteuse | Etudes menées en établissement | Recommandations des scientifiques
Si vous utilisez deux molécules, le risque d’effets secondaires est de 10 %. Avec 4, le risque passe à 40 %. Avec 7 ou plus, à 80 %. Au-delà de 10 il est impossible de prévoir les effets secondaires.
L’iatrogénie médicamenteuse désigne l'ensemble des effets indésirables provoqués par la prise d’un ou plusieurs médicaments.
C’est un domaine paradoxal à plusieurs égards
Les médecins y pensent souvent, mais les données chiffrées sur sa fréquence et son impact sont assez rares.
La meilleure façon de la réduire est la prévention, mais les méthodes préventives clairement identifiées et l’évaluation de leur efficacité sont elles aussi en faible nombre.
À propos de prévention, avez-vous écouté ma discussion à bâtons rompus avec la brillante Aline Victor ?
Les patients la redoutent, mais ne savent pas comment éviter la douleur sans médicaments, dans un système curatif qui repose sur la prescription.
L’iatrogénie peut concerner tous les citoyens, mais les personnes âgées qui souffrent de plusieurs maladies chroniques et désordres de santé y sont particulièrement exposées.
Vous l’aurez compris, c’est un sujet complexe qui méritait l’étude approfondie que je vous en offre aujourd’hui.
Comment explique-t-on la polymédication des seniors ?
On parle de polymédication lorsqu’une personne absorbe au moins 5 molécules différentes par jour, pendant une période de trois mois ou plus.
L’augmentation de la longévité résulte en partie de la découverte de traitements aux maladies autrefois mortelles. Les maladies dites chroniques.
Ce sont des maux auxquels nous n’avons pas encore de soins curatifs et qui sont stabilisés grâce à un traitement que le patient devra prendre pendant toute sa vie.
Le problème, c’est que l’avancée en âge s’accompagne souvent d’une accumulation de maladies chroniques. On parle de comorbidités qui, lorsqu’elles sont diagnostiquées, donnent lieu à des traitements médicamenteux.
Par exemple, une patiente de 79 ans connue pour une BPCO, un diabète de type 2, une ostéoporose, de l’hypertension et une arthrose du genou aurait besoin de douze substances différentes par jour.
Cet exemple peut sembler extrême, il reflète en réalité la norme.
Une étude en Suisse a même montré que les patients dans les établissements médico-sociaux (l’équivalence de nos Ehpad) recevaient entre 2 et 27 médicaments par jour, avec une moyenne de 12,8 cachets différents par jour.
Pourquoi réduire le nombre de traitements simultanés
Une réflexion sur la diminution du nombre simultané de traitements est nécessaire, car la polymédication fait courir des risques sanitaires aux patients.
Des risques liés aux interactions entre les médicaments
Ils croissent avec le nombre de molécules consommées de manière concomitante. L’incertitude est partagée par de nombreux professionnels rencontrés, qui considèrent qu’à partir de dix médicaments, on perd la maîtrise des effets.
Si vous utilisez deux molécules, le risque d’effets secondaires est de 10 %.
Avec 4 molécules, le risque passe à 40 %.
Avec 7 molécules ou plus, le risque est de 80 %.
Au-delà de dix molécules, il est impossible de prévoir les effets secondaires.
Ces interactions indésirables constituent le risque iatrogène.
Zoom sur le risque iatrogène
Il provoque chaque année environ 8,6 millions d’hospitalisations en Europe dont plus de la moitié pourrait être évitée.
70 % de ces hospitalisations concernent des patients de plus de 65 ans qui absorbent quotidiennement 5 médicaments ou plus.
La cause de ces hospitalisations n’est pas une maladie sous-jacente, mais bien un effet indésirable des médicaments.
Outre ces hospitalisations directement reliées à la polymédication, les effets secondaires des médicaments peuvent déclencher des accidents, par exemple des chutes, des maladies, la dénutrition ou dégrader durablement certains organes, notamment le foie et le rein.
Le bilan complet des effets de la polymédication est donc bien plus lourd que ses effets directs.
Un risque lié à l’utilisation de médicaments potentiellement inappropriés
Ils sont définis dans des listes nationales, régulièrement mises à jour en fonction de l’évolution des données sur leurs effets.
Différents facteurs inhérents au malade et à son environnement expliquent ce risque.
D’une part, la spirale médicamenteuse qui s’enclenche quand le patient ou son médecin cherchent à compenser les effets secondaires d’un traitement par l’adjonction d’un autre traitement. Ces prescriptions en cascades sont difficiles à déconstruire. Pour le soignant qui doit identifier précisément les effets réels et attendus de chaque médicament. Pour le patient qui craint un effet boule de neige et un retour de toutes les douleurs que ce cocktail est censé éviter.
Un autre facteur d’utilisation inappropriée des médicaments concerne les patients institutionnalisés, en Ehpad ou à l’hôpital, qui peuvent se voir prescrire un traitement à vocation institutionnelle. C’est-à-dire une camisole chimique destinée à préserver l’ordre de l’établissement.
Par exemple, l’hypnotique contribue à aider à l’endormissement d’une résidente désorientée et agitée, qui déambule la nuit, quand le personnel est moins nombreux et peut plus difficilement s’en occuper. Il ne s’agit donc pas d’un traitement destiné à régler un problème de santé individuel.
Il faut également rechercher la cause du problème dans la relation que le malade développe avec son médicament.
Le médicament est un soin qui matérialise la recherche de la guérison ainsi que le statut du malade. L’anthropologue Delphine Dupré Lévèque a montré que le rôle du médicament va bien au-delà de sa fonction.
Dans une étude réalisée en EHPAD1, elle explique que « les médicaments matérialisent nombre de rapports sociaux, voire même les favorisent. Les médicaments ont donc des effets tertiaires qui peuvent être analysés sous l’angle du bénéfice, le bénéfice social. » Conscients des risques encourus par les malades et des effets indésirables de ces traitements lourds, de nombreux soignants, notamment dans le domaine gériatrique, ont entamé des réflexions afin de généraliser la déprescription chez les patients polymédicamentés.
Qu’est-ce que la déprescription
La déprescription est définie comme « le processus, supervisé par un professionnel de soin, de retrait de médicaments dont les risques sont supérieurs aux bénéfices attendus, en vue d’une réduction de la polymédication et de ses conséquences. »*
C’est un travail de longue haleine, car dans les cas de patients prenant plus de 10 molécules, le cocktail crée un équilibre. Les soignants craignent que la moindre modification dans les dosages provoque une dégradation. Il faut donc agir précautionneusement et au cas par cas.
Il y a aussi un travail de communication à faire auprès des patients et des familles à qui il faut expliquer le retrait d’un traitement que la personne prend depuis des années.
Qui peut contribuer à la déprescription
Du point de vue individuel, c’est le binôme entre le patient et son soignant qui va réaliser ce travail. Le patient doit être conscient et décisionnaire dans toute action de déprescription.
Une étude réalisée en Suisse2 montre que dans le contexte de la maison de retraite, les résidents sont extrêmement perméables au discours des prescripteurs. Ils seraient vraisemblablement réceptifs à des arguments sur la nocivité, d’autant plus qu’ils ont, pour la plupart, déjà expérimenté des effets secondaires négatifs de certains traitements.
L’État peut aussi jouer un rôle de régulateur en déremboursant les médicaments dont l’efficacité curative n’est pas démontrée. Cette action pilotée par la Haute Autorité de Santé a notamment conduit l’Etat à dérembourser les traitements dits « Anti-Alzheimer » en juin 2018, à l’issue d’une longue bataille d’experts3.
La HAS recommande l'utilisation des approches non médicamenteuses plutôt que des traitements visant à apaiser les crises des patients, mais n'ayant aucun effet réel sur la maladie elle-même.
Les facteurs clés de succès pour réussir la déprescription
Pour ne pas devenir anxiogène, la déprescription ne doit pas se centrer uniquement sur les risques, mais aussi proposer des alternatives, non médicamenteuses, aux problèmes de santé rencontrés et au besoin de prévention.
Yoga, méditation, gym douce, activité physique adaptée, médiation animale. Les pistes de réflexion sur les approches non médicamenteuses sont nombreuses. Le sujet intéresse fortement les institutions et leurs soignants.
Il est suivi de près par tous les acteurs de la santé et l’Etat. En effet, outre les avantages évidents pour les malades, la déprescription est une piste sérieuse pour réaliser des économies dans les dépenses de santé.
Un projet mis en œuvre dans les établissements médicaux sociaux du canton de Genève a permis de faire diminuer les coûts par résident de 30 à 35 % entre 2010 et 2018 en faisant passer le nombre moyen de médicaments par malade de 13 à 8.
Un effort payant dont nous pourrions nous inspirer en France.
Horns Up 🤘🏼
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- Alexandre 🤘🏼
DUPRé-LéVêQUE Delphine, « Le médicament : un outil de communication ? Le regard de l'ethnologue dans une maison de retraite », Gérontologie et société, 2002/4 (vol. 25 / n° 103), p. 161-176. DOI : 10.3917/gs.103.0161. URL : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2002-4-page-161.htm
LECHEVALIER HURARD Lucie, CATEAU Damien, BUGNON Olivier et al., « Points de vue d’usagers sur la déprescription de médicaments en maison de retraite », Gérontologie et société, 2020/1 (vol. 42 / n° 161), p. 171-189. DOI : 10.3917/gs1.161.0171. URL : https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2020-1-page-171.htm
J’y ai consacré une étude détaillée publiée sur mon blog Sweet Home en 2018 : https://sweet-home.info/etudes-de-cas/sante/enjeux-deremboursement-anti-alzheimer/
Excellent article, qui va peut être déranger un peu...