De Clariane au Crédit Agricole : comment Petit-Fils change de mains sans vraiment changer de propriétaire
Avec 26% du capital de Clariane, le Crédit Agricole transforme une cession en transfert interne pour bâtir sa stratégie Silver économie.
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Cette semaine, je me penche sur la cession de Petit-Fils au Crédit Agricole opérée par Clariane, l’ancien propriétaire du réseau de services à la personne.
Je vous explique les tenants et aboutissants de cette opération, ses enjeux pour les parties prenantes et plus largement, pour notre secteur, pour vous, pour vos projets et vos investissements.
À travers ces analyses inédites, je vous aide à réfléchir à LA question :
Comment les grands acteurs institutionnels français s’impliquent-ils dans la Silver économie, directement ou indirectement ?
Le Crédit Agricole vient d'acquérir Petit-Fils pour 345 millions d'euros. Au-delà du sauvetage financier de Clariane, cette opération dessine les contours d'une nouvelle approche bancaire de la Silver économie.
L'opération était dans l'air depuis des mois, mais elle vient de se concrétiser : Crédit Agricole Santé & Territoires a signé l'acquisition de Petit-Fils pour 345 millions d'euros en valeur d'entreprise. Premier réseau français d'aide à domicile pour seniors avec 292 agences franchisées et 39 000 personnes accompagnées, Petit-Fils change de mains dans une transaction qui va bien au-delà d'une simple opération de sauvetage.
Car si cette cession s'inscrit dans le plan de désendettement de Clariane - qui devait céder pour 1 milliard d'euros d'actifs avant fin 2025 - elle révèle surtout une stratégie bancaire ambitieuse dans la Silver économie. Une stratégie qui pourrait redéfinir les codes du secteur.
Clariane en quête de liquidités : anatomie d'une cession
La mécanique financière sous pression
Pour comprendre les enjeux de cette cession, il faut d'abord saisir la mécanique financière des groupes comme Clariane. Leur expertise historique repose sur des projets à forte composante immobilière : acquisition d'un foncier, construction ou rénovation, puis cession à des investisseurs secondaires qui apportent un capital immédiat en échange d'un loyer garanti sur la durée de vie du projet.
Ce modèle d'effet de levier fonctionne remarquablement bien quand les taux d'intérêt sont bas. Mais depuis la crise ukrainienne, la donne a changé : hausse des taux, inflation sur les coûts de construction et de fonctionnement, baisse des taux d'occupation dans les EHPAD. Le cocktail est explosif pour des groupes dont la trésorerie dépend directement de ces mécanismes financiers.
Cette situation s'est aggravée par la crise réputationnelle majeure qu'a traversée le groupe. Le "very bad buzz" autour des EHPAD français - scandales, enquêtes parlementaires, reportages à charge - a fait chuter la valorisation boursière de Clariane de plus de 80% entre février 2022 et 2024. Bien qu'épargnée par le livre "Les Fossoyeurs", l'entreprise n'a pas échappé aux effets de bord de cette crise sectorielle.
Face à cette tempête, Clariane s'est retrouvé dans l'obligation de lever 1,5 milliard d'euros pour rester à flot. Un défi colossal qui ne pouvait être relevé qu'en cédant tout ce qui ne relevait pas du "core business" redéfini - désormais centré sur "prendre soin de l'humanité de chacun dans les moments de fragilité" selon la mission que s'est assignée le groupe devenu société à mission en juin 2023.
Petit-Fils : un actif périphérique malgré son succès
Paradoxalement, Petit-Fils était pourtant l'une des réussites les plus visibles de Clariane. L'acquisition en 2018 d'un réseau qui comptait alors 58 agences s'est transformée en succès commercial éclatant : 292 agences en 2024, soit une multiplication par cinq en six ans.
Cette croissance spectaculaire doit beaucoup à la campagne publicitaire massive financée par Clariane. Affichage urbain, spots télévisés... l'investissement marketing a propulsé Petit-Fils au rang de réseau le mieux identifié du secteur. Résultat : un taux de satisfaction exceptionnel de 97% avec une note moyenne de 4,7/5 sur plus de 2 000 avis Google, et surtout un bouche-à-oreille remarquable avec 30% des clients qui viennent par recommandation.
Le positionnement haut de gamme de l'enseigne, son exigence sur le recrutement des intervenants et sa communication axée sur la confiance en ont fait une référence rassurante pour les familles. Petit-Fils s'est imposé comme l'acteur de référence sur la qualité de service, même si certains lui reprochent des tarifs élevés et une réactivité moindre.
Mais cette réussite marketing ne pouvait masquer une réalité structurelle : dans l'écosystème Clariane repensé, Petit-Fils ne cadrait plus avec la nouvelle stratégie.
Car depuis juin 2023, le groupe s'est engagé dans une transformation profonde. Devenu Clariane (abandonnant le nom Korian), le groupe s'est fixé un objectif ambitieux : faire chuter la part des EHPAD de 65% à 40% de son chiffre d'affaires en développant des alternatives et des établissements de santé.
Avec 56 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2024, Petit-Fils ne représentait que 1,2% du chiffre d'affaires européen du groupe (2,2% au niveau France). Et surtout, sa gestion de services à domicile ne relève pas de l'expertise immobilière qui reste l'ADN du groupe, même transformé.
Aller plus loin
J’ai écrit en 2023 un essai où je décortique la stratégie et la structuration du groupe Clariane au moment où il choisit de changer de nom… J’ai trouvé des données inédites sur la structuration des services en France et en Europe. C’est un dossier à lire absolument pour comprendre Clariane et plus largement les enjeux de ces méga-groupes du médico social que sont Clariane, Emeis, DomusVi ou Colisée.
Korian change de nom : mon analyse 🤔
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Crédit Agricole : d'actionnaire à acquéreur
Un transfert de valeur orchestré
L'opération prend une dimension particulière quand on connaît les liens capitalistiques entre les deux groupes. Crédit Agricole Assurances détient 26% du capital de Clariane, ce qui fait de la banque mutualiste le premier actionnaire du spécialiste du grand âge.
Dans ce contexte, la cession de Petit-Fils ressemble davantage à un transfert de valeur qu'à une véritable acquisition. La valorisation élevée de l'opération - 345 millions d'euros en valeur d'entreprise pour 255 millions nets récupérés par Clariane - devient plus compréhensible : il s'agit autant d'aider Clariane à boucler son plan de refinancement que d'acquérir un actif stratégique.
Les 255 millions d'euros nets qui reviennent à Clariane permettent au groupe d'atteindre son objectif de trésorerie avec six mois d'avance. Un timing qui n'est pas anodin : l'assemblée générale de Clariane se tenant en juillet, cette opération permet à l'équipe dirigeante d'arriver avec d'excellentes nouvelles pour rassurer ses actionnaires.
Un écosystème financier déjà structuré
Car les liens entre les deux groupes vont bien au-delà de la participation capitalistique. Crédit Agricole Assurances a investi 140 millions d'euros dans des obligations de la filiale immobilière de Clariane en 2023, portant sur 19 actifs français. Un partenariat immobilier structurant complété par un prêt relais de 200 millions d'euros accordé par les banques du groupe.
Cette imbrication financière révèle une stratégie cohérente : le Crédit Agricole ne se contente pas d'être un investisseur passif, il devient un partenaire actif de la transformation du secteur.
Au-delà des chiffres : la stratégie à long terme
Une clientèle senior massive mais sous-exploitée
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le Crédit Agricole compte environ 3 millions de clients de plus de 70 ans, soit 5,5% de sa base totale. Si l'on considère uniquement la clientèle française de particuliers, cette proportion grimpe significativement. Au global, la part des 55 ans et plus dépasse probablement 30% de la clientèle de détail.
Cette surreprésentation des seniors s'explique par l'ancienneté des relations clients dans le réseau mutualiste et le positionnement historique de banque de proximité. Mais elle pose aussi un défi stratégique : comment valoriser cette clientèle fidèle et moins volatile que les jeunes générations ?
Les limites du modèle bancaire traditionnel
Le paradoxe est saisissant : malgré cette clientèle senior massive, le Crédit Agricole peine à développer une offre spécifique sur cette "verticale". Plusieurs obstacles structurels l'expliquent.
D'abord, le personnel bancaire est formé à la vente de produits standardisés : assurance vie, comptes courants, livrets, crédits immobiliers. Des produits souvent inadaptés aux retraités, voire inaccessibles pour cette population.
Ensuite, les chargés de clientèle ont un objectif de développement commercial de leur portefeuille. Or, s'adresser à des publics seniors dont les besoins ne sont pas alignés avec les produits commercialisés complique cette mission.
Enfin, former l'intégralité du réseau sur des services dédiés à une partie de la clientèle représente un investissement colossal sans garantie de retour sur investissement.
La stratégie du partenaire expert
Face à ces contraintes, le Crédit Agricole développe une approche différente : s'appuyer sur des partenaires qui ont l'expertise métier et peuvent compléter son offre. L'acquisition de Petit-Fils s'inscrit parfaitement dans cette logique.
Vers une "banque-plateforme" pour seniors ?
L'exemple instructif de La Poste
Cette approche évoque irrésistiblement la stratégie de La Poste dans la Silver économie. Impliquée depuis les débuts du secteur, La Poste a créé La Poste Silver, développé des produits dédiés (tablette Ardoiz, service de veille), puis constitué un bouquet de services partenariaux.
Mais l'expérience postale révèle aussi les écueils de cette approche. Faute d'une promotion active par les postiers, les partenaires du bouquet de services n'ont jamais trouvé leur public.
Aujourd'hui, La Poste Silver a été intégrée à La Poste Santé Autonomie, dirigée par Dominique Pon, qui se concentre sur l'acquisition de start-ups dans la santé numérique et les services à domicile, sans vision opérationnelle claire du lien avec le réseau postal traditionnel.
Aller plus loin
Un essai sur le bouquet de service de La Poste en 2023
Un an plus tard, un autre essai sur la stratégie “Silver” développée par le service dirigé par Dominique Pon.
Les trois défis stratégiques du Crédit Agricole
L'acquisition de Petit-Fils place le Crédit Agricole face à trois enjeux déterminants :
1. L'activation opérationnelle : Comment utiliser concrètement Petit-Fils et ses 11 000 auxiliaires de vie pour promouvoir une offre globale du Crédit Agricole ? La banque saura-t-elle dépasser le stade de l'investissement passif pour créer de véritables synergies ?
2. La complémentarité de l'offre : Quels partenaires pourraient venir enrichir l'écosystème ? Selon quelles modalités ? Le modèle économique peut-il fonctionner sans prise de participation systématique ?
3. L'alternative au rachat : Un modèle de partenariat qui ne passerait pas par l'acquisition est-il envisageable ? Et selon quel modèle économique ?
Des travaux en cours dans les caisses régionales
Ces questions ne sont pas purement théoriques. Plusieurs caisses régionales du Crédit Agricole mènent déjà des expérimentations sur ces sujets. En Bretagne, la caisse a pris une participation directe de 1,8 million d'euros dans Âges & Vie pour soutenir 23 projets régionaux. En Touraine-Poitou, elle finance plusieurs colocations seniors sur son territoire. En Île-de-France, elle structure un bouquet de services pour les seniors et les aidants.
Ces initiatives locales dessinent peut-être les contours du modèle de demain : un Crédit Agricole qui utilise son maillage territorial et sa connaissance des besoins locaux pour orchestrer des écosystèmes de services aux seniors.
Conclusion : l'émergence d'un nouveau paradigme
L'acquisition de Petit-Fils marque peut-être un tournant dans l'approche bancaire de la Silver économie. Plutôt que de reproduire le modèle des fintechs spécialisées ou de développer des services en propre, le Crédit Agricole mise sur une stratégie d'orchestration.
Cette approche présente l'avantage de capitaliser sur les forces existantes : clientèle captive, maillage territorial, capacité d'investissement. Elle évite aussi les écueils d'une diversification trop éloignée du métier de base.
Reste à savoir si la banque saura transformer l'essai. Car entre l'acquisition d'actifs et leur intégration opérationnelle, il y a souvent un monde. L'exemple de Clariane avec Casa Barbara - cédé dès que les vents financiers ont tourné - rappelle que les grands groupes ont tendance à se replier sur leur cœur de métier quand la pression s'intensifie.
Pour les entrepreneurs de la Silver économie, cette acquisition envoie un signal clair : les grands acteurs financiers s'organisent pour capter la valeur du secteur. Une évolution qui pourrait rebattre les cartes, à condition de savoir proposer une offre qui complète efficacement les services bancaires traditionnels.
Le défi est désormais de passer de la stratégie financière à la réalité opérationnelle. Et sur ce terrain, tout reste à prouver.