De l'anonymat à la convivialité : 25 ans de Fête des Voisins pour transformer nos immeubles en communautés
Née d'un drame il y a 25 ans, la Fête des Voisins a transformé nos immeubles anonymes en lieux où l'on se rencontre enfin
Bienvenue sur Longévité, le média qui sait critiquer ce qui déconne et valoriser ce qui fait avancer le schmilblick à propos d’adaptation de la société au vieillissement.
Aujourd’hui, je valorise l’action d’un militant acharné du vivre-ensemble, Atanase Perifan. Élu de Paris, inventeur de Voisins Solidaires, de la Fête des Voisins, de l’Heure Civique et de sa déclinaison “Silver”, l’Heure Civique Senior, Atanase est aussi un formidable créateur de communautés.
Mais si je parle de son action aujourd’hui, c’est parce que, vendredi 23 mai, nous célébrons la vingt-cinquième édition de la Fête des Voisins, un événement annuel qui contribue à briser l’isolement en aidant les voisins à se connaître, se reconnaître, boire des canons ensemble et plus si affinités.
La Fête des Voisins ne cible pas spécifiquement les seniors et c’est justement pour ça qu’elle contribue à leur inclusion sociale. Car, bien souvent, les actions qui ont le plus d’impact sur l’inclusion sociale sont celles où l’inclusion est un accessoire au service d’un principal plus exaltant.
J’ai réalisé ce sujet à partir d’un entretien à brûle-pourpoint avec Atanase réalisé au téléphone le mardi 13 mai dernier. À travers ma retranscription commentée, je veux vous aider à répondre à LA question :
Comment faire des citoyens des acteurs de la résolution de leurs problèmes ?
Kodokushi
Ils ont un mot pour cela au Japon : "kodokushi" — littéralement "mort solitaire". Ce phénomène désigne ces personnes qui meurent seules chez elles et dont le corps n'est découvert qu'après des semaines, des mois, parfois même des années. Une réalité sociale croissante.
Les chiffres manquent de précision faute d’étude sérieuse sur le sujet, mais les experts parlent de 30 000 morts par an.
En cause, le vieillissement de la population, la croissance de célibataires, de personnes sans enfants, l'isolement social et à la fragilisation des liens familiaux et communautaires.
Comment ça se passe ?
Du fait de l’isolement dans lequel vivaient ces personnes, on ne retrouve bien souvent leurs corps inanimés des mois, voir des années, après leur décès. La découverte arrive généralement lorsque le compte bancaire de la personne est vide et que les factures jusque-là payées par prélèvements automatiques ne peuvent plus être payées, déclenchant alors l’envoi d’huissiers sur place. (source)
Le phénomène est si répandu au pays du Soleil Levant qu'il existe des entreprises spécialisées dans le nettoyage et la gestion des logements après un kodokushi.
Et chez nous ?
Ce drame silencieux n'est pas une spécificité japonaise.
En France aussi, il arrive que des personnes meurent seules et soient découvertes, plusieurs jours, semaines, mois ou années après le trépas. Certes, nous n’avons pas atteint les records japonais puisque, selon les Petits Frères des pauvres, 2 personnes par mois décèdent dans de telles conditions en France.
En 2023 et 2024, l’association a recensé plus de 20 à 30 cas de personnes âgées retrouvées mortes seules chez elles, parfois des années après leur décès (source).
Et c’est l’un de ces cas qui a lancé la Fête des Voisins…
Il y a 25 ans, dans le 17e arrondissement de Paris, un événement similaire allait donner naissance à l'une des initiatives citoyennes les plus emblématiques de notre époque. Atanase Périfan, que j'ai eu l'occasion de rencontrer récemment, me raconte ce moment fondateur :
J'ai découvert une voisine morte depuis 4 mois dans son appartement. C'était hallucinant qu'on ne se soit pas dit que ça faisait 4 mois qu'on ne l'avait pas vue.
Cette découverte macabre a provoqué chez lui une prise de conscience qui allait transformer sa vie et, par ricochet, celle de millions de personnes à travers le monde : la Fête des Voisins était née.
Quand l'individualisme crée la solitude
En écoutant Atanase Périfan, je mesure à quel point la question de l'isolement social dépasse largement le cadre des politiques publiques ou des dispositifs d'aide aux personnes vulnérables. Il s'agit d'une transformation profonde de notre tissu social, d'une mutation de nos façons d'habiter et de vivre ensemble.
Le vrai sujet de la société, c'est la relation à l'autre. Comment on recrée du lien, comment on fait du lieu d'habitation un lieu d'entraide et de solidarité.
Cette réflexion fait écho à mes propres observations sur l'évolution de notre société. D'une configuration où la solidarité reposait naturellement sur les structures familiales élargies et les communautés villageoises, nous sommes passés à un modèle où nous avons délégué l'entraide aux institutions. Comme si payer ses impôts nous dispensait de notre devoir de solidarité envers nos proches.
Ce constat m'a rappelé un essai lu sur Substack, qui explorait les mécanismes de construction de la solitude dans nos sociétés modernes.
y analyse comment l'individualisme contemporain, loin d'être un phénomène naturel, résulte d'une série de choix collectifs qui ont progressivement atomisé le tissu social.La suppression du service militaire, la disparition des pensionnats, le déclin des cafés de quartier, l'aménagement des zones résidentielles avec leurs maisons isolées au milieu de terrains clôturés, l'essor des grandes surfaces au détriment des commerces de proximité, la généralisation de la voiture individuelle...
Autant de transformations qui, sans avoir été pensées dans ce but, ont contribué à distendre les liens sociaux.
Du constat à l'action
Ce qui frappe dans l'initiative d'Atanase Périfan, c'est qu'elle ne se contente pas de constater ce délitement du lien social. Elle propose une réponse concrète, accessible et joyeuse. Une réponse qui, 25 ans après sa création, a fait ses preuves avec 10 millions de participants en France et une présence dans 50 pays à travers le monde.
L'enfer ce n'est pas les autres, mais être tout seul et servir à rien.
Cette formule, qui renverse la célèbre citation de Sartre, résume parfaitement la philosophie qui sous-tend la Fête des Voisins. Il ne s'agit pas de déplorer la solitude croissante dans nos sociétés, mais de proposer un cadre concret pour recréer du lien social.
Le concept est d'une simplicité désarmante : se réunir entre voisins autour d'un verre ou d'un repas partagé. Pourtant, cette simplicité cache une mécanique sociale sophistiquée. Pour que l'initiative fonctionne, il faut qu'elle soit à la fois légitimée par une forme d'autorité (la mairie, un ministre) et portée par des citoyens ordinaires qui se l'approprient.
L'appel à la générosité citoyenne
Durant notre conversation, Atanase Périfan insiste sur un point qui me semble essentiel : la générosité des Français est un gisement largement sous-exploité.
Il existe des gisements de générosité chez les Français, mais les gens ne savent pas comment faire. L'institution ne sollicite pas la générosité des Français. La générosité citoyenne ne coûte rien, fait du bien, ne pollue pas, mais elle n'est pas sollicitée.
Cette observation résonne avec les études sociologiques qui montrent que le besoin d'être utile aux autres est une constante anthropologique. Ce besoin, quand il n'est pas satisfait, peut même contribuer à l'apparition de problèmes psychologiques. À l'inverse, les personnes qui s'engagent dans des actions d'entraide connaissent souvent un surcroît de bien-être et une amélioration de leur santé mentale.
Mais pour que cette générosité s'exprime, encore faut-il qu'elle soit sollicitée et canalisée. C'est précisément ce que fait la Fête des Voisins en offrant un cadre simple et accessible pour aller vers l'autre.
L'exemple du confinement pendant la crise du COVID-19 illustre parfaitement cette mécanique. En créant un "kit coronavirus" avec affiches, tracts et panneaux des voisins, l'association a permis à des millions de personnes d'exprimer concrètement leur solidarité. Avec un million de téléchargements en trois semaines et une couverture médiatique massive, cette initiative a montré qu'il existe une véritable aspiration à l'entraide quand on donne aux citoyens les moyens d'agir.
Le profil des créateurs de lien
Qui sont ces personnes qui prennent l'initiative d'organiser une Fête des Voisins ? En posant cette question à Atanase Périfan, je m'attendais à un portrait sociologique précis. Sa réponse m'a surpris par sa simplicité et sa profondeur.
À 75% ce sont des femmes. Pas un profil socio-démographique, mais des gens qui aiment l'autre et vont vers l'autre et se nourrissent de la relation à l'autre. Des gens qui ont besoin de se sentir utiles.
Cette description transcende les catégories habituelles d'analyse sociologique. Elle parle de qualités humaines — générosité, charisme, envie d'aller vers l'autre — qui ne sont pas l'apanage d'une classe sociale, d'une génération ou d'un milieu particulier.
Je retrouve dans cette observation une vérité souvent négligée dans nos analyses des phénomènes sociaux : au-delà des déterminismes économiques et sociologiques, il existe une dimension profondément humaine qui échappe aux grilles d'analyse conventionnelles.
Au-delà de la fête : repenser la communauté
Si la Fête des Voisins constitue un moment emblématique, elle n'est en réalité que la partie émergée d'une réflexion beaucoup plus vaste sur ce qui fait communauté dans nos sociétés contemporaines.
D'une société rurale où la solidarité reposait sur la famille étendue, on a basculé sur un modèle institutionnel qui a un monopole de la solidarité.
Cette analyse rejoint mes propres observations sur l'évolution de notre modèle social.
Les communautés traditionnelles qui structuraient autrefois la vie collective — paroisses, syndicats, partis politiques, corporations professionnelles, cafés de quartier — ont progressivement perdu de leur influence. Dans le même temps, l'État a pris en charge une part croissante des fonctions de solidarité.
Ce mouvement de balancier a produit un système de protection sociale dont nous pouvons être fiers, mais il a aussi laissé des angles morts considérables, notamment dans la dimension relationnelle de la solidarité.
Ce n'est pas parce qu'on paie l'impôt qu'on peut déléguer entièrement notre devoir de solidarité.
Cette réflexion prend un relief particulier quand on l'applique à la question du vieillissement. L'EHPAD, souvent présenté comme la solution par défaut à la dépendance, illustre parfaitement cette logique de délégation : un senior devient dépendant, on le place en EHPAD, et il n'est plus le problème de personne.
Or, les aspirations des personnes âgées sont tout autres. Elles souhaitent vieillir à domicile, dans un environnement social riche et soutenant.
Vers un nouveau modèle de solidarité
La vision développée par Atanase Périfan va bien au-delà d'une simple fête annuelle. Elle esquisse les contours d'un modèle social plus équilibré, reposant sur trois piliers complémentaires.
Pour consolider notre modèle social, on peut le faire reposer sur 3 piliers : l'État et les institutions, mais aussi les entreprises via leur responsabilité sociale, et enfin les citoyens eux-mêmes à travers leur engagement direct.
Cette approche me paraît particulièrement pertinente à l'heure où notre système de protection sociale fait face à des défis majeurs : vieillissement de la population, transformation des structures familiales, contraintes budgétaires croissantes.
Elle rejoint les réflexions des spécialistes de l'habitat senior, qui soulignent la nécessité de dépasser le modèle binaire “domicile ou EHPAD”.
Entre les deux, un éventail de solutions doit se développer : habitat partagé, résidences intergénérationnelles, coliving, etc.
Dans ces modèles alternatifs, la dimension communautaire doit jouer un rôle central. Il ne s'agit pas seulement de fournir un logement adapté ou des services d'aide à la personne, mais bien de créer les conditions d'une vie sociale riche et épanouissante.
Au-delà des solutions curatives : prévenir plutôt que guérir
Ce qui me frappe dans l'approche développée autour de la Fête des Voisins, c'est son caractère préventif. Plutôt que d'intervenir une fois que la solitude s'est installée, elle vise à créer un environnement social où l'isolement devient moins probable.
Cette logique préventive si pertinente face à l'ampleur du phénomène d'isolement.
En France, une personne sur dix est en situation d'isolement total selon la Fondation de France.
Et cette solitude n'est pas seulement une souffrance psychologique : elle constitue un facteur de risque majeur pour de nombreuses pathologies, des maladies cardiovasculaires au déclin cognitif.
Pour faire face à ce défi, la multiplication des interventions curatives ne suffira pas. Il faut repenser en profondeur notre façon d'habiter, de construire et d'animer nos quartiers, de concevoir les espaces publics et privés.
La Fête des Voisins, avec sa simplicité apparente, offre une porte d'entrée vers cette réflexion plus globale. Elle nous rappelle que la lutte contre l'isolement ne passe pas seulement par des dispositifs spécifiques ciblant les personnes déjà isolées, mais aussi et surtout par la création d'un environnement social favorable au développement des liens.
Conclusion
En quittant Atanase Périfan après notre conversation, je repense à ce phénomène du "kodokushi" qui touche tant de personnes âgées au Japon. Je réalise que la France n'est pas à l'abri d'une évolution similaire si nous ne prenons pas collectivement conscience de l'importance des liens sociaux de proximité.
Heureusement, des initiatives comme la Fête des Voisins, qui célèbre cette année son 25ᵉ anniversaire, montrent qu'une autre voie est possible. Le jeudi 23 mai prochain, des millions de Français se retrouveront dans les cours d'immeubles, les jardins et les rues pour partager un moment de convivialité qui va bien au-delà du simple divertissement.
Pourquoi ne pas vous joindre à ce mouvement ?
Que vous soyez un habitué ou un novice, l'organisation est à la portée de tous. Une simple affiche dans votre hall d'entrée, quelques mots échangés dans l'ascenseur ou sur le palier suffisent pour lancer l'invitation.
Côté contribution, un bon saucisson, un cake aux olives, une tarte au maroilles et une bouteille de blanc frais feront la joie des convives.
Pour ceux qui souhaiteraient des informations supplémentaires, des affiches, des invitations ou autres supports pour faciliter l'organisation, tout est disponible sur le site lafetedesvoisins.fr ou par téléphone au 01 42 12 72 72.
Des kits complets avec affiches, ballons et t-shirts peuvent même être commandés pour donner à votre événement une dimension plus festive.
Une chose est sûre : au-delà des sourires échangés et des conversations improvisées, vous contribuerez peut-être, sans même le savoir, à briser la spirale de l'isolement pour un voisin silencieux. Et n'est-ce pas là le plus beau des cadeaux d'anniversaire pour cette initiative qui, depuis un quart de siècle, réinvente la solidarité de proximité ?