Décryptage du prix Silver Valley-Klesia : pourquoi certains projets séduisent davantage les jurys
Silver Valley récompense les briseurs de tabous : analyse des mécanismes qui influencent les décisions d'un jury d'innovation
Bienvenue dans Longévité où j'analyse, chaque semaine, les tendances de la Silver économie et les innovations qui façonnent le bien-vieillir. Aujourd'hui, je vous emmène dans les coulisses d'un jury d'innovation auquel j'ai récemment participé : le Prix "Innover sans tabou" organisé par Silver Valley et Klesia.
Ce concours, qui met en lumière des projets osant s'attaquer aux sujets sensibles liés au vieillissement, m'a offert un poste d'observation privilégié sur les mécanismes qui déterminent réellement la sélection des lauréats. Entre critères d'évaluation standardisés et jugements profondément subjectifs, j'ai pu constater l'écart parfois considérable entre la théorie et la pratique.
Les discussions passionnées, les évaluations divergentes et le verdict final ont révélé bien plus que de simples préférences individuelles – ils ont mis en lumière des visions fondamentalement différentes de ce que doit être l'innovation dans la Silver économie. Ce qui m’a amené à me poser LA grande question qui structure mon debrief :
Comment pense un jury d’innovation ?
Le 27 février dernier, six finalistes s'affrontaient pour remporter le Prix "Innover sans tabou", une initiative conjointe de Silver Valley et Klesia visant à récompenser des projets qui osent aborder les sujets sensibles liés au vieillissement.
De la sexualité des seniors à la gestion du deuil, en passant par la ménopause, ces entrepreneurs audacieux proposaient des solutions pour briser des silences souvent pesants dans notre société.
Mais au-delà de la cérémonie et des applaudissements, que se passe-t-il réellement dans la tête des jurés ?
Comment s'opèrent ces choix qui peuvent changer la trajectoire d'une startup ?
En tant que membre du jury de cette édition, j'ai pu observer de l'intérieur les dynamiques qui influencent la sélection finale – et comprendre pourquoi connaître son jury est peut-être aussi important que peaufiner son pitch.
Le concours et ses enjeux
La Silver économie est en pleine mue. Fini le temps où innovation rimait uniquement avec détecteurs de chute et téléassistance. Une nouvelle génération d'entrepreneurs s'attaque maintenant aux vrais éléphants dans le salon : ces sujets dont personne ne parle mais qui empoisonnent la vie des seniors.
Soyons honnêtes : à 60 ans, avec encore 24 ans d'espérance de vie devant soi, on a d'autres préoccupations que le choix de sa maison de retraite. Le sexe, les relations intimes, la ménopause, la mort d'un conjoint... Ces réalités ne disparaissent pas magiquement avec l'âge, elles se transforment et exigent des réponses adaptées.
Les baby-boomers qui arrivent à la retraite ont cette particularité : ils n'acceptent pas le statu quo. Ils ont chamboulé toutes les étapes de leur vie, pourquoi s'arrêteraient-ils en si bon chemin ? Ils veulent des solutions à leurs problèmes – même les plus intimes – et sont prêts à payer pour les obtenir. Un changement qui crée un terreau fertile pour les entrepreneurs qui ont le cran d'aborder ces sujets de front.
C'est précisément ce que Silver Valley et Klesia ont compris en lançant ce prix. Non pas un énième concours pour réinventer la téléassistance, mais un espace pour valoriser ceux qui osent s'attaquer aux vrais tabous. Un pari nécessaire, quand on sait combien ces sujets "gênants" peuvent devenir des obstacles insurmontables dans le parcours de vie des personnes âgées.
Six finalistes, six façons de crever l'abcès
Le jury, dont j'étais membre, a eu à départager six approches radicalement différentes :
Always Valentine : portée par une sexologue déterminée, cette plateforme parle sans détour de sexualité et d'intimité des seniors. Une approche directe qui tranche avec les habituels silences embarrassés sur le sujet.
Happy End : un nom qui annonce la couleur. Cette structure forme les professionnels à mieux gérer la mort en EHPAD. Fini les corps évacués discrètement par la buanderie pendant que les résidents déjeunent, semblant ignorer qu'un des leurs vient de partir.
Tranquillite.fr : une réponse pragmatique à un problème universellement détesté : la paperasse post-décès. Leur promesse ? Vous aider à récupérer les sommes dues à la famille en simplifiant l'administratif, ce parcours du combattant qui s'ajoute au deuil.
Règles Élémentaires : connue pour son action sur la précarité menstruelle, l'association s'attaque désormais à la ménopause. Une étape qui concerne 50% de la population mais reste traité comme un non-sujet socialement.
Merci Julie/Weemov : ils s'attaquent au tabou du "retrait du permis" chez les seniors. On connaît tous ces situations où la famille ment au grand-père ("la voiture est en réparation") pour l'empêcher de conduire sans affronter la vraie conversation.
Should'R : une plateforme qui vous aide à préparer votre propre mort. De quoi faire fuir 99% des investisseurs, mais qui répond à un besoin bien réel : anticiper pour ne pas laisser ses proches dans le flou.
Six projets, six approches du tabou, mais une même ambition : transformer ces non-dits en conversations normales, ces impensés en solutions concrètes.
Le paradoxe de l'évaluation standardisée
En théorie, tout est simple. Les six finalistes sont évalués selon trois critères : robustesse, utilité, innovation. Chaque critère est noté de 1 à 5, on additionne, et voilà. Science exacte, processus impartial.
Sauf que dans la réalité, un jury n'est pas une calculatrice. C'est un assemblage hétéroclite d'humains avec leurs parcours, leurs biais et leurs obsessions. Dans notre cas, le panel réunissait un échantillon révélateur de l'écosystème de la Silver Économie – avec une nette dominante "sociale" plutôt qu'entrepreneuriale.
On y trouvait une directrice de gérontopôle, un professeur de gériatrie, le directeur d'un média spécialisé, une représentante d'un groupe d'EHPAD, plusieurs représentants d'associations, des retraités membres de l'Open Lab de Silver Valley, et des représentants de Klesia, le sponsor de l'événement. Et puis il y avait moi, consultant spécialisé dans la stratégie des entreprises de la Silver Économie.
Un jury riche en expertise médicale, sociale, institutionnelle – mais où les profils business et investissement étaient nettement minoritaires. Cette composition n'est pas anodine : elle reflète la nature même de l'écosystème Silver Économie en France, encore largement structuré autour des institutions publiques et médico-sociales plutôt que du capital-risque.
Comme me l'a confié un autre membre du jury après les délibérations : "On note d'abord avec le cœur, puis on justifie avec la grille." Une phrase qui résume parfaitement le décalage entre la théorie de l'évaluation objective et sa pratique très humaine.
Les visions antagonistes de l'innovation
Au fond, ce qui s'est joué dans cette salle de délibération va bien au-delà d'une simple attribution de prix. C'était un affrontement – courtois mais réel – entre deux visions de ce que doit être l'innovation dans la Silver Économie.
D'un côté, l'approche entrepreneuriale classique : celle qui privilégie la structure, l'évolutivité, la profitabilité. Une vision où l'entreprise ne dépend pas de son fondateur, où le produit peut vivre au-delà de son créateur, où la valeur est dans le système plus que dans l'individu. C'est la vision que j'ai naturellement portée, analysant chaque projet sous l'angle de sa capacité à devenir une entreprise robuste.
De l'autre, une approche davantage centrée sur l'impact social immédiat, la force du message, la résonance émotionnelle. Une vision où l'authenticité du porteur, sa légitimité et sa capacité à incarner le changement priment sur la froide mécanique des business plans. Cette vision valorise l'influence, la capacité à bousculer les mentalités, à créer un électrochoc.
Ces deux perspectives ne sont pas incompatibles, mais dans le cadre d'un concours où il faut départager des projets en quelques heures, elles peuvent conduire à des évaluations radicalement différentes.
Et quand le thème est "Innover sans tabou", le terrain devient encore plus glissant. Comment comparer objectivement l'utilité d'une plateforme sur la sexualité des seniors et celle d'un service d'accompagnement administratif post-décès ? Comment mesurer l'innovation entre une formation sur le deuil et une solution pour la ménopause ? C'est comparer des pommes avec des avions.
Les lauréats et ce qui a fait la différence
À l'issue des délibérations, deux projets ont émergé vainqueurs : Always Valentine et Happy End.
Always Valentine, porté par Céline Candilier, médecin sexologue, a séduit par son approche directe et décomplexée de la sexualité des seniors. Sa légitimité professionnelle, sa capacité à aborder frontalement un sujet encore largement tabou dans notre société, et l'évidente utilité de sa démarche ont fait mouche. Le jury a été particulièrement sensible à l'authenticité de son discours et à l'impact potentiel de sa plateforme sur la qualité de vie des personnes âgées.
Happy End a convaincu par son approche pragmatique de la mort en institution. En proposant des formations adaptées aux professionnels, l'entreprise répond à un besoin criant dans un secteur où la gestion du décès reste souvent maladroite. Leur communauté de 115 000 fans sur les réseaux sociaux témoigne d'une capacité déjà éprouvée à fédérer autour de ce sujet difficile.
Ces deux projets partagent une caractéristique commune : ils sont portés par des personnalités fortes, capables d'incarner leur mission et de convaincre par leur engagement personnel. Un atout considérable quand il s'agit de briser des tabous.
Mon choix de tête
Mais – et c'est là que je vais mettre les pieds dans le plat – ce choix reflète aussi une certaine vision de l'innovation, davantage centrée sur le message que sur la structure. Car si j'avais dû noter avec ma casquette d'entrepreneur pur jus, mon podium aurait été différent.
J'aurais placé Tranquillite.fr en tête.
Pourquoi ? Parce que derrière leur solution se cache un modèle économique solide, une stratégie d'acquisition claire, un marché identifié et des preuves tangibles de croissance. Leur approche B2B2C via les pompes funèbres est intelligente, leurs 200K€ en cours de levée sont un signal positif, et leur volonté d'expansion internationale montre une ambition structurée.
Mais voilà, un jury n'est pas un fonds d'investissement. Il évalue l'innovation dans toutes ses dimensions, y compris – et peut-être surtout – sa capacité à transformer les mentalités.
Ce qu'un entrepreneur doit comprendre avant de pitcher
Si cette expérience m'a appris quelque chose, c'est qu'un pitch gagnant dépend autant de qui vous écoute que de ce que vous dites.
Comprendre la composition de votre jury n'est pas un détail – c'est peut-être l'élément le plus stratégique de votre préparation.
Quelques conseils concrets pour ceux qui s'apprêtent à affronter ce type d'épreuve :
Faites vos devoirs sur le jury. Qui sont-ils ? D'où viennent-ils ? Quelles sont leurs préoccupations professionnelles ? Une assistante sociale et une banque ne cherchent pas la même chose dans votre projet.
Adaptez votre discours sans perdre votre authenticité. Il ne s'agit pas de dire ce que chacun veut entendre, mais de mettre en avant les aspects de votre solution qui résonnent avec les différentes sensibilités présentes.
Équilibrez impact émotionnel et solidité entrepreneuriale. Les concours qui touchent à des sujets sensibles comme les tabous sociaux exigent cette double approche : faire vibrer la corde sensible tout en démontrant que votre solution est viable économiquement.
Soyez conscient des biais inhérents à votre sujet. Certains tabous déclenchent des réactions plus viscérales que d'autres. La sexualité ou la mort peuvent provoquer un malaise qui influencera l'évaluation de votre projet, positivement (effet "waouh") ou négativement (rejet inconscient).
Ne sous-estimez pas la puissance de l'incarnation. Dans les sujets tabous plus qu'ailleurs, la légitimité et la conviction du porteur font souvent la différence. Si vous êtes personnellement concerné par la problématique, ne vous censurez pas – cette authenticité est un atout.
L'expérience d'Always Valentine est instructive à cet égard. Son succès tient autant à la pertinence de sa solution qu'à la capacité de sa fondatrice à incarner sa mission avec conviction et expertise. Face à un jury sensible aux enjeux sociétaux, cette dimension a clairement pesé dans la balance.
Pour une innovation sans tabou... y compris dans nos critères d'évaluation
Cet événement m'a rappelé une vérité fondamentale : il n'existe pas de critères parfaitement objectifs pour évaluer l'innovation, surtout quand elle touche à des sujets aussi personnels que les tabous liés au vieillissement.
Et c'est tant mieux.
La diversité des regards et des sensibilités au sein d'un jury est une richesse, pas un handicap. Elle permet de valoriser différentes formes d'innovation, différentes approches des problèmes.
Dans un écosystème mature, il y a de la place pour les créateurs de contenu visionnaires comme Always Valentine et pour les bâtisseurs d'infrastructures économiques comme Tranquillite.fr.
Conclusion : Ce que je retiens
Ce que je retiens avant tout de cette expérience, c'est la qualité des six projets finalistes. Chacun à sa manière contribue à faire évoluer notre rapport collectif au vieillissement, à transformer ces sujets tabous en conversations normales. Et ça, c'est déjà une victoire.
Klesia et Silver Valley ont eu le courage de mettre ces sujets sur la table, de leur donner une visibilité et une légitimité. Les entrepreneurs ont eu l'audace de s'y attaquer avec créativité et détermination. À nous maintenant de soutenir ces initiatives, qu'elles correspondent ou non à notre vision personnelle de l'innovation.
Car s'il y a bien un tabou que nous devrions tous briser dans l'écosystème de l'innovation, c'est celui de la pensée unique. La richesse de notre écosystème réside précisément dans cette diversité d'approches, cette complémentarité entre impact social et robustesse économique.
Always Valentine et Happy End ont gagné ce prix parce qu'ils incarnent parfaitement cette ambition de transformer les tabous en conversations ouvertes. Et même si mon classement personnel aurait peut-être été différent, je ne peux que saluer leur courage et leur détermination.
Dans le monde parfait que j'imagine, ces projets ne resteraient pas de simples lauréats d'un concours, mais deviendraient des entreprises pérennes, capables de changer durablement la vie des personnes concernées.
C'est là tout le défi qui les attend maintenant – et pour lequel je leur souhaite sincèrement de réussir.
PS : pour approfondir trois des sujets tabous qui me semblent particulièrement pertinents, je vous donne rendez-vous mercredi et dimanche prochain :
Mercredi 5 mars on va parler des business autour de la simplification des formalités liées au décès et à l’après-décès et je ferai un case study sur tranquilite.fr
Dimanche 9 mars, je me pencherai sur les données et les perspectives du marché de l’accompagnement à la ménopause.
Mercredi 12 mars, je m’attarderai sur le sujet de la sexualité avec un décryptage du business model particulier de Always Valentine. Pourquoi particulier ? Parce qu’il repose en grande partie sur le talent oratoire de sa fondatrice, Céline Candilier.
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