Quand La Poste se réinvente en expert de la longévité : révolution ou illusion ?
J'ai lu le magazine "Longévité" publié par La Poste en avril 2024. Je l'analyse pour vous.
Je connais deux start-up de la Silver Économie qui ont été poursuivies par des concurrents percevant leur nom ou leur offre commerciale comme une menace.
La première a dû changer de nom, bien que sa marque soit le prénom du fondateur, car une entreprise de technologie pour les personnes âgées commercialise un objet connecté portant le même nom.
La seconde a dû changer sa promesse "le premier site de..." parce qu'un concurrent d'une autre zone géographique revendiquait l'antériorité, se considérant donc comme le "premier site de..." dans un domaine qui avait en fait été exploré plus d'une décennie plus tôt par une association, laquelle s'était elle-même inspirée d'une pratique espagnole très ancienne.
PS : j’offre un negroni au bar du Lutetia au premier qui trouve les noms des 2 start-up qui ont changé de nom.
On peut se parler franchement ?
Je trouve ces actions en justices affligeantes.
Assigner une boîte pour un motif aussi futile représente - selon moi - une effroyable perte de temps et d’argent. Et dans l’univers instable des start-up, cela n’a qu’un seul résultat tangible : dégrader le climat et faire passer l’auteur de la menace pour… (je vous laisse remplir les blancs).
Et puis, on ne parle pas d’un océan rouge.
On ne parle pas d’un marché oligopolistique.
C’est pas Apple contre Samsung, là !
C’est deux start-up à la réputation vacillante qui se tirent la bourre sur des questions sémantiques.
Et là, vous allez me dire que ça ne m’est jamais arrivé, alors je ne peux pas comprendre. Mais justement, le job de l’analyste, c’est d’analyser et comprendre même ce qu’il n’a pas vécu.
Et d’ailleurs, je peux d’autant mieux comprendre que justement, en l’espèce, je l’ai vécu. Et pas plus tard qu’hier.
Un concurrent à Longévité
J’ai découvert fortuitement que La Poste a créé un Hub d’innovation et que les membres de ce hub reçoivent un magazine trimestriel dont le thème et le nom changent à chaque numéro.
Le Mag ambitionne de vous donner les clés d’un environnement en perpétuel changement et accompagne une large cible de professionnels, prescripteurs et influenceurs qui agissent pour des marques engagées au service des consommateurs et d’une société qui se transforme. - Source : La Poste
Et devinez quoi, ils ont choisi la longévité comme thème de l’opus du mois de mai. Et donc, ils l’ont baptisé… Longévité.
Concurrence loyale
Je n’ai aucune envie d’assigner La Poste.
Pour les raisons que je vous ai mentionnées plus haut, parce que je n’ai pas déposé Longévité à l’INPI (étant donné que c’est un nom générique, ce n’est pas possible) et parce que je n’ai pas envie de passer pour un idiot auprès de l’équipe Santé et Numérique de La Poste.
Si je dois me faire remarquer, je préfère que ce soit de façon positive et constructive !
C’est pourquoi, je suis content que La Poste lance un mag dédié à la longévité qui porte le même nom que votre newsletter dominicale favorite.
Je prends cela au mieux comme une reconnaissance de mon travail, ou sinon comme une reconnaissance de l’intérêt du sujet.
Et aussi comme un pivot, puisque La Poste continue à communiquer sur l’adaptation de la société au vieillissement, mais sans utiliser le terme Silver, la marque La Poste Silver ayant été abandonnée depuis que l’unité commerciale homonyme a été absorbée par la direction santé et autonomie dirigée par Dominique Pon, un expert du numérique en santé.
J’ai lu cet opus et je vous en propose mon analyse critique.
Les 3 articles de Longévité qui ont retenu mon attention
#1 Deux interventions de Serge Guérin
Partenaire de La Poste de longue date, le sociologue - communicant - auteur Serge Guérin signe l’édito en ouverture et un article d’analyse contextuelle qui suit l’interview de Mme Khattabi (voir ci-dessous).
Dans ces deux espaces, Serge Guérin se livre à un exercice auquel il est rompu : la contextualisation. Il met le sujet du vieillissement en perspectives et explique à des gens qui ne travaillent pas dans la Silver économie pourquoi le sujet est important et pourquoi les perceptions qu’ils en ont sont trop souvent erronées.
Si vous avez déjà lu ou entendu Guérin, rien de bien nouveau sous le soleil. Mais il faut lui reconnaître une aura, une constance et une pédagogie qui font mouche dans cette revue de vulgarisation.
#2 Un entretien avec la future ex-ministre Fadila Khattabi
Elle accorde une longue interview sur les enjeux et perspectives de la longévité. Vous irez lire si ça vous intéresse, j’ai trouvé que c’était assez convenu, guère surprenant, ronronnant.
Concurrence déloyale
Illustrant l’article, deux photos. Un portrait “studio” où la ministre pose en tailleur d’un rouge éclatant. Une scène “volée” où elle fait la promotion du nouveau service de portage de repas opéré par La Poste…
Photo qui m’a rappelé un autre ministre, à une autre époque, avec une autre ambition, mais toujours ce souci de la mise en scène.1
Mise en scène ?
En avril dernier, la ministre avait relayé sur Linkedin cette photo parue dans la PQR. J’avais réagi en critiquant la posture commerciale à l’égard de La Poste (qui est, je le rappelle, une structure privée dont l’Etat est actionnaire).
L’équipe communication de la ministre n’a pas daigné répondre à mon commentaire, mais - bizarrement - elle a retiré la photo Linkedin. Heureusement pour vous, La Poste la republie dans Le Mag…
La Poste en transition ?
À l’époque (mi-avril 2024), La Poste communiquait à propos d’une audition de son président, Philippe Wahl, où celui-ci expliquait comment La Poste compte rebondir et se réinventer malgré une baisse significative du courrier papier, dont la collecte, le tri et la distribution sont la raison d’être de La Poste. Wahl évoquait notamment les services à la personne et le portage de repas comme axes de développement futur.
C’est un sujet sur lequel je réalise une veille documentée chaque année, car La Poste a mis un pied dans la Silver économie et développe différentes offres de proximité de type care management et portage de repas.
Lisez mon analyse sur leur stratégie de portage de repas…
#3 Un article où La Poste présente sa stratégie de santé à domicile
Ce n’est pas anodin si La Poste Silver a été absorbée par La Poste Santé et Autonomie. Et cet article en explique les raisons.
Il fait écho à l’intervention de Philippe Wahl devant le Sénat que j’ai présentée en détail dans l’article dont je vous ai mis un lien plus haut.
Et affirme avec force une stratégie autour de la santé au domicile.
L’article démarre avec un rappel des chiffres que vous connaissez par cœur, attendu qu’ils servent d’introduction à tous les articles généralistes sur la longévité. Le nombre de gens qui souhaitent vieillir chez eux, le nombre de 60+ à horizon 2030, les déserts médicaux, la saturation du système de santé, etc.
Il embraye sur une déclaration fracassante de Dominique Pon.
Nous prévoyons de multiplier les synergies pour développer des offres axées sur la prise en charge et l'accès aux soins. Notre objectif est de favoriser l'innovation thérapeutique, au service de nos clients : les professionnels de santé, les établissements de santé, les organismes de tutelle, les assureurs, etc.
Pourquoi c’est fracassant ?
Parce que ces promesses sont - archi - éloignées du core business de La Poste, de sa raison d’être. Ou, plus prosaïquement, de ce qu’elle fait aujourd’hui. Même si La Poste dispose déjà de quelques briques :
Livraison de matériel médical aux domiciles des patients souffrant de maladies chroniques,
Services d'aide et d'accompagnement à domicile (Axeo),
Portage de repas (voir ci-dessus).
La posture défendue par Dominique Pon
Monsieur Pon insiste sur le rôle que jouera sa nouvelle plateforme numérique et humaine du parcours de santé Careside, qui interprète les données de santé des patients à distance pour faciliter leur suivi, il reste des choses à faire avant d’offrir un service de care management à 360 degrés.
Et donc, tout cela semble beaucoup, beaucoup plus orienté santé que “grand âge”.
D’ailleurs, dans la suite de l’article, c’est toujours de santé qu’il est question. Le volet médico-social (services à la personne, portage de repas, veiller sur mes parents) est occulté.
Les offres que nous développons visent à améliorer l'efficacité du système de santé pour les organismes de tutelle. Nous nous efforçons d'améliorer les soins aux patients et de faciliter leur retour à domicile. Notre but est également de libérer du temps médical pour les établissements et les professionnels de santé, ainsi que d'accélérer l'accès aux marchés des produits de santé et dispositifs médicaux pour les industriels. - Dominique Pon
Ancien directeur de Docaposte, la filiale de La Poste spécialisée dans les services numériques et la transformation digitale, Dominique Pon connaît bien le sujet. Il est notamment critique sur la perte de souveraineté numérique et le risque de fuite des données de santé.
Les données de santé sont hautement personnelles et sensibles. Les professionnels de la santé exigent donc un niveau de sécurité élevé. Pourtant, ces données sont principalement traitées par des acteurs américains, notamment les GAFAM. Chez Docaposte, nous développons des solutions françaises et européennes pour la digitalisation des parcours de santé. Nous stockons les données dans des clouds souverains et les traitons avec de l'Intelligence Artificielle française et européenne. Cela nous permet d'apporter toujours plus de valeur à nos clients. - Dominique Pon
Que leur manque-t-il ?
Le changement de dimension que ce pivot implique, en interne, est énorme.
En outre, il manque quelques briques à l’édifice.
D’abord, le volet services à la personne est un peu faible, tant en couverture géographique qu’en profondeur de l’offre.
D’autre part, comme toujours en Silver économie, difficile d’imaginer le moindre service sans un financement complémentaire pour laisser le moins possible à la charge du client.
C’est d’autant plus critique pour La Poste qui porte la casquette “service public” et toute la fantasmagorie que cela implique dans la perception du service attendu par ses clients. Or, comme l’explique P. Wahl dans son audition devant le Sénat, le but du groupe n’est pas de perdre de l’argent (et si possible, d’en gagner), il va donc falloir imaginer un attelage pour que les prestations soient prises en charge par un tiers.
Et donc, j’imagine que La Poste aura besoin de partenariats stratégiques pour :
Compléter son bouquet de services
Vendre ce bouquet de services (c’est pas les postiers qui le feront)
Financer le reste à charge
Assurer une couverture géographique intégrale.
Et pour y parvenir, La Poste dispose de 3 options :
Signer des partenariats stratégiques durables et bien ficelés avec des acteurs qui ont les reins solides et une couverture nationale,
Intégrer des start-up à son offre, soit en prenant des participations majoritaires, soit en finançant des projets en open innovation2.
C’est pourquoi, si vous êtes dans l’écosystème santé - dépendance - prévention et que vous vous verriez bien en partenaire de La Poste, ça vaut sérieusement le coup d’activer une bonne veille stratégique qui vous permette d’être les premiers à sonner à leur porte quand ils s’intéresseront à votre sujet d’excellence.
Le reste du journal
… ne m’a pas emballé.
Je vous en épargne donc l’analyse, je risque d’être un peu trop cynique et de me prendre une volée de bois vert de la part de mes détracteurs.
Et donc, c’est fini pour aujourd’hui.
Si vous vous ennuyez dans la queue de votre bureau de vote ou sur la pelouse du Hellfest en attendant le prochain concert cool, vous pouvez lire le Mag Longévité (de La Poste) :
Je vous donne rendez-vous le mercredi 3 juillet 2024 au petit matin pour un numéro spécial bilan du premier semestre, perspectives et changements.
Post scriptum à propos de l’illustration de ce dossier.
J’ai vraiment galéré pour générer la bonne illustration pour ce dossier. À tel point que j’ai même un peu changé le nom. Je ne voulais pas quelque chose de trop ésotérique, ni vexant ou ironique pour La Poste (c’est un bon mouvement, après tout).
Et donc, la meilleure idée que j’ai eue (grâce à un coup de pouce de ChatGPT), c’est celle-ci :
Un bureau de poste traditionnel se reflétant dans un miroir déformant. Dans le reflet, le bureau de poste apparaît comme un centre de bien-être sophistiqué, avec des seniors faisant du yoga, recevant des soins médicaux et participant à des ateliers de santé.
Sauf que c’est un peu compliqué pour une IA de générer une image à double sens. Il aurait fallu que je génère d’abord le bureau de Poste, puis son reflet et que je les fusionne, ce qui est un peu au-dessus de mes compétences pour une image dont la portée est - somme toute - limitée.
J’ai quand même tenté de passer plusieurs fois le prompt dans Midjourney, en changeant les critères, et j’obtiens finalement cette image qui n’a pas grand-chose à voir avec La Poste, mais dont j’aime bien le jeu de lumières sur sol mouillé.
En 1992, la Somalie est en proie à une terrible guerre civile. Les populations civiles souffrent et très vite, la famine s'installe. Sous l'impulsion du ministre de la Santé de l'époque, Bernard Kouchner, une vaste opération de solidarité se met en place. Les écoliers français sont invités à venir à l'école avec des paquets de riz pour qu'ils soient envoyés en Somalie. L'opération est compliquée, mais des tonnes de riz sont finalement acheminées par bateau vers le pays d'Afrique. Bernard Kouchner, qui a compris la force des images, décide alors de se rendre sur les plages de Mogadiscio pour participer lui-même au déchargement des bateaux et apporter le riz aux populations affamées.
L'open innovation, également connue sous le nom d'innovation ouverte, est une stratégie d'entreprise qui consiste à ouvrir ses pratiques d'innovation à des parties prenantes autres que l'équipe interne de chercheurs et de développeurs. Cette approche repose sur l'hypothèse que les connaissances, l'expertise et les idées peuvent provenir de sources externes, ce qui entraîne un avantage concurrentiel.
Hello Alexandre ! Facile pour la 1ère, Merci Victor... La seconde, un site de rencontre ? Je botte en touche.
Merci pour cette nouvelle analyse, et bon Hellfest !