Allo Louis : le Papa français qui s'est trompé de client
Quand une startup prometteuse ferme après 6 ans, ce n'est pas la faute du marché. C'est une erreur stratégique.
Je suis énervé, déçu, assommé par la cessation d’activité d’Allo Louis. D’autant plus que j’ai longuement discuté avec son fondateur, Adrien Laprévoté, début octobre et que la question ne semblait pas être à l’ordre du jour.
Pourtant, jeudi 13 novembre 2025 sur LinkedIn, Adrien annonce la fermeture. Six ans de travail, 12 000 utilisateurs dans toute la France, des centaines de prescripteurs, des dizaines de partenaires institutionnels. Une entreprise française, à l’équilibre, que les seniors adorent. Terminé.
Le motif invoqué ?
“Les moyens politiques et économiques engagés pour adresser le sujet de la prévention de la perte d’autonomie nous paraissent insuffisants face aux enjeux.”
Cette phrase m’interpelle. Pas parce qu’elle serait fausse – les budgets de prévention sont effectivement faméliques. Mais parce qu’elle révèle une incompréhension fondamentale du marché sur lequel Allo Louis évoluait.
Car voyez-vous, Allo Louis ne vendait pas aux seniors. Enfin si, au début. Mais très vite, l’entreprise a pivoté vers un modèle B2B2C avec des partenaires institutionnels : Vyv, CNAV, AG2R La Mondiale, Malakoff Humanis. Des mastodontes. Des organisations qui brassent des milliards et touchent des millions d’adhérents.
Et c’est le nœud du problème.
J’ai toujours apprécié Allo Louis et leur ambition de créer un “Papa français”.
Depuis 2021, j’analyse le modèle Papa – cette licorne américaine qui connecte seniors et étudiants. Toute tentative de transposition en France m’intéresse. Mais les entrepreneurs français qui prétendent créer un Papa français passent à côté de l’essentiel.
L’essentiel, le voici :
Papa ne s’est jamais construit comme une entreprise qui aide les seniors. Papa s’est construit comme une entreprise qui aide les assureurs à mieux servir leurs adhérents seniors.
Nuance subtile ? Non. Différence stratégique fondamentale. Et fatale.
Allo Louis a fait l’inverse. Ils ont créé un service brillant pour les seniors, en espérant que les groupes de protection sociale le financeraient parce que c’était “bien pour les bénéficiaires”. Mais les GPS ne financent pas ce qui est bien pour les bénéficiaires. Ils financent ce qui sert leurs objectifs : connaissance client, rétention, réduction des coûts.
Je n’ai pas le droit de juger les motifs d’une cessation d’activité. Mais je tiens à réagir, car cette fermeture illustre le malentendu originel qui plombe des dizaines de startups de la Silver économie. Celui des entrepreneurs qui cherchent à se développer via un partenariat avec les groupes de protection sociale, les assureurs, les banques et la CNAV.
Je n’ai qu’un message aujourd’hui. Un seul.
Un partenariat n’est pas un contrat initial, c’est l’évolution d’une prestation de service que vous vendez à un client.
I. Allo Louis : l’ambition d’un “Papa français”
Le service qui aurait dû marcher
Allo Louis, c’était un concept : mettre en relation des seniors autonomes confrontés à des petits tracas du quotidien avec des étudiants disponibles pour les aider. Changer une ampoule, installer un VPN, sortir le chien, accompagner chez le docteur.
Ces petits problèmes, pris isolément, ne sont rien. Mais accumulés, ils saoulent. Et les seniors n’osent pas demander de l’aide, par peur de déranger.
Idée : un service rendu par des jeunes – les “Louis” – envoyés chez les gens pour résoudre ces tracas. Un coup de fil, et le problème est réglé. Simple, efficace, générateur de lien social.
En 2021, je les avais longuement interviewés à ce propos. Interview publiée sur mon blog Sweet Home : Allo Louis, le Papa Français ? Les citations de cet essai sont tirées de cet article.
La stratégie B2B2C : le pivot rapide
Dès septembre 2019, Alexandre et Adrien intègrent l’incubateur Makesense. Ils commencent à opérer début 2020 avec une conviction : développer Allo Louis sur un modèle B2C.
Comme me l’expliquait Alexandre Durand en 2021 :
“Très tôt, nous nous sommes rendu compte que le marché du bien vieillir est complexe, parce que le problème que nous traitons est difficile à comprendre. Nous nous sommes dit un peu naïvement : ‘Nous allons innover. Ce n’est pas l’idée du siècle, mais nous allons opérer de manière assez innovante pour faire fonctionner ce modèle que d’autres avaient testé avant nous — mais tout seuls.’ Et ça, non.”
En septembre 2020, le constat est sans appel : “L’acquisition clients sur ce marché coûte cher en temps et en argent. Si nous continuons comme ça, nous allons nous casser les dents.”
Le pivot s’impose. Direction le B2B2C, avec des partenaires institutionnels.
Les partenariats institutionnels : l’illusion de la solution
Allo Louis signe alors avec les poids lourds du secteur :
Le Groupe VYV via Senioradom (téléassistance)
La CNAV
AG2R La Mondiale
Malakoff Humanis
Sur le papier, c’est le jackpot. Ces acteurs ont l’audience, les millions de bénéficiaires, les budgets. Allo Louis se positionne comme la solution pour leurs adhérents seniors.
En 2021, Alexandre m’explique :
“L’Agirc-Arrco, c’est 13 millions de retraités en France. Demain, nous voulons que tous les seniors qui présentent les premiers signes de perte d’autonomie — GIR 5/6, autour de 75 ans — bénéficient d’Allo Louis. Nous voulons que cette prestation soit financée, ou au moins que le reste à charge soit réduit et pris en charge par ces groupes de protection sociale.”
Vous voyez le problème ?
Allo Louis s’est positionné comme une entreprise qui aide les seniors, en espérant que les assureurs et GPS la financent.
Papa, le modèle américain auquel ils voulaient ressembler, s’est construit comme une entreprise qui aide les assureurs. Et c’est toute la différence.
II. Le malentendu originel : confondre partenariat et prestation
Arrêtez de vous raconter des histoires.
Votre partenaire, au départ, c’est votre client. Point barre.
Il devient plus qu’un client quand, au fil de votre collaboration, vous découvrez des synergies, développez des affinités, trouvez des idées pour aller plus loin et contribuer mutuellement au développement de vos structures.
Mais si vous partez du principe que vous apportez à votre client quelque chose qui vous met sur un pied d’égalité avec lui, vous allez au-devant d’une sacrée déconvenue.
Pourquoi ? Trois raisons brutales
Première raison : Tant que vous n’exécutez rien, il ne comprend pas ce que vous faites.
Votre proposition de valeur existe sur un pitch deck. Elle est abstraite. Les personnes qui vont croire en vous et acheter votre prestation ont compris ce que vous pouvez apporter à leur entreprise, parce qu’elles ont cette capacité rare à faire la liaison entre votre univers et le leur.
Mais vous ne devez pas les voir comme des représentants typiques de leur structure.
Ce sont des extra-terrestres.
Elles ont peut-être l’oreille du Comex, du CA, du DG, mais sont isolées dans leur organisation. Votre mission : montrer à toute l’institution qu’elle a eu raison de vous solliciter.
Deuxième raison : Le meilleur moyen de le faire, c’est dans un rapport client-fournisseur où les choses sont claires.
Vous délivrez une prestation en contrepartie d’un paiement.
Grâce à ce pied dans la porte, vous allez rencontrer les équipes. Faire connaissance. Leur apporter de la valeur. Aller au-delà de la commande. Montrer votre savoir-faire.
Tout cela est possible parce qu’on vous paie pour quelque chose et que vous avez donc une raison légitime et contractuelle d’aider ces gens. Vous pouvez leur partager vos méthodes. Leur montrer concrètement les synergies et leur impact. Influencer doucement leurs modes de pensée.
Tant et si bien qu’ils vont réaliser que vous êtes plus qu’un prestataire.
Troisième raison : Ce n’est jamais vous qui présentez la relation comme un partenariat.
C’est votre client qui le dit.
Cela peut être formalisé dans les conventions de gestion, mais ce ne sera qu’une formalité. L’essentiel, ce n’est pas ce qui est écrit, c’est le ressenti de votre client.
Il SAIT qu’il peut compter sur vous au-delà de ce qu’un prestataire fait pour lui.
L’exemple qui marche : Life Plus et Domitys
Le meilleur exemple d’un partenariat réussi dans la Silver économie, c’est celui de Life Plus avec Domitys. J’ai pu en connaître les détails en les interviewant pour le livre blanc 2025 des Cahiers de la Silver économie.
Le démarrage : structuré et exigeant
Fin 2019, Domitys, géant français des résidences services seniors, cherche à faire évoluer sa solution de téléassistance. Plus de 20 candidats sont évalués lors d’un appel à projets rigoureux. LifePlus, jeune startup innovante, arrive en tête.
Mais Domitys, sait qu’entre la théorie et la pratique, il y a toujours un écart.
La prudence est de mise : quatre mois de tests sur deux établissements, 60 résidents équipés. Les résultats sont concluants. Les premiers établissements sont équipés en production fin 2019.
À ce stade, rien ne distingue cette collaboration d’une prestation de service ordinaire.
L’épreuve de l’industrialisation
La transformation commence par un défi d’échelle. “Domitys nous a fait grandir,” reconnaît Nicolas Chiquet, cofondateur de LifePlus. “Il a fallu industrialiser notre produit pour passer de quelques dizaines à plusieurs milliers d’utilisateurs.”
Il faut créer un nouveau mode de fonctionnement. Domitys structure la collaboration avec un déploiement progressif et des points de suivi au minimum mensuels. Les deux organisations apprennent à travailler ensemble, à synchroniser leurs rythmes, à partager leurs contraintes.
Les catalyseurs du partenariat
Qu’est-ce qui fait basculer la relation ? Jean-Philippe Norbert, Directeur de l’Exploitation chez Domitys identifie plusieurs facteurs : “La capacité d’écoute des équipes de LifePlus, leur compréhension de nos réalités terrain et leur agilité.”
LifePlus ne se contente pas de fournir une solution clé en main. L’entreprise adapte son organisation, passe du statut de startup à celui de PME structurée capable d’accompagner un déploiement à grande échelle.
Une culture commune émerge. “Cette culture partagée de la responsabilité envers les résidents et la relation de confiance qui s’est installée ont transformé une simple relation client-fournisseur en véritable co-construction,” explique Jean-Philippe Norbert.
Nicolas Chiquet confirme : “La vraie valeur ne vient pas d’avoir sélectionné la solution la plus innovante à un instant T, mais de la capacité à déployer en masse et à faire évoluer continuellement la solution avec les remontées terrain.”
Les ingrédients de la réussite
Deux dimensions structurent cette collaboration : un pilotage rigoureux par les KPIs, suivi mensuellement, et une relation humaine fondamentale.
“Quand quelque chose ne va pas, il faut le dire immédiatement pour ajuster rapidement,” martèle Nicolas Chiquet. Jean-Philippe Norbert partage cette vision : “La relation d’honnêteté dans les échanges permet d’avancer beaucoup plus vite.”
Les deux partenaires acceptent que des frictions puissent survenir. Dans ces cas, un principe simple guide les décisions : “C’est toujours le besoin du client final qui tranche.”
Cinq ans après les premiers tests, les deux organisations ont appris à grandir ensemble.
Et tout est parti d’une simple prestation de service.
III. La différence qui tue
Le modèle Papa : servir les assureurs, pas les seniors
Papa, la startup américaine qui a levé des centaines de millions de dollars, se présente au grand public comme “une entreprise qui aide les seniors”.
Mais quand leur CEO Andrew Parker parle aux assureurs, il se vend comme une entreprise qui aide les assureurs à mieux gérer leurs adhérents seniors pour qu’ils coûtent moins cher et rapportent plus.
Schizophrénie ? Non. Stratégie commerciale.
Quand vous servez les assureurs :
Votre pitch parle de réduction des coûts de santé
Votre value proposition met en avant la rétention et l’engagement
Vos KPIs mesurent l’impact sur les hospitalisations évitées
Votre produit s’intègre dans leurs outils de care management
Le senior bénéficie du service. Mais ce n’est pas lui qui passe la commande. Ce n’est pas lui le client.
L’erreur : vendre aux seniors, facturer aux assureurs
Trop souvent, les start-up qui s’engagent dans cette voie ont une démarche a posteriori. Elles ont créé un service pour les seniors et espèrent que les assureurs le financeraient parce que c’était bien pour les seniors.
Mais les assureurs ne financent pas ce qui est bien pour les seniors.
Ils financent ce qui sert leurs objectifs stratégiques : connaissance client, rétention, réduction des coûts, différenciation concurrentielle.
Ne vous trompez pas de client
Si votre stratégie est de faire payer les assureurs, vous devez développer une offre pour les assureurs.
Pas une offre pour les seniors que vous espérez faire financer par les assureurs.
Une offre conçue, dès le départ, pour résoudre les problèmes des assureurs.
L’impact sur les seniors ? Il sera là. Mais c’est une conséquence, pas la proposition de valeur vendue au payeur.
Life Plus l’a bien compris avec Domitys. Leur proposition initiale ne parlait pas de “créer du lien intergénérationnel” ou de “prévenir la perte d’autonomie”. Elle parlait de fiabiliser la téléassistance, d’améliorer le taux d’équipement, de réduire les fausses alertes.
L’impact positif sur les résidents ? Il est venu naturellement. Mais ce n’était pas l’argument de vente initial.
Conclusion : l’innovation trouve sa place, mais au bon endroit
Je n’ai aucun regret d’avoir investi 6 ans de ma vie, mes économies et mon énergie dans cette aventure, écrit Adrien Laprévoté.
Et il a raison. Aucun regret à avoir.
L’équipe d’Allo Louis a prouvé que le service fonctionnait. Que les seniors l’adoraient. Que le modèle opérationnel tenait. Que l’équilibre financier était atteignable.
Mais l’erreur stratégique initiale – se positionner comme une solution pour les seniors plutôt que comme une solution pour les payeurs – a rattrapé le projet.
Les “moyens politiques et économiques engagés pour adresser le sujet de la prévention” ne sont pas “insuffisants”. Ils sont juste alloués différemment que ce qu’Allo Louis espérait.
Les GPS et assureurs ont de l’argent. Ils veulent investir dans la prévention. Mais ils l’investissent dans des solutions qui servent leurs objectifs opérationnels immédiats, pas dans des solutions qui “ont du sens” pour les bénéficiaires.
C’est cynique ? Non. C’est rationnel.
Et si vous voulez réussir dans cet écosystème, vous devez comprendre cette rationalité. L’accepter. L’intégrer à votre stratégie dès le jour zéro.
Un partenariat n’est pas un contrat initial. C’est l’évolution d’une prestation de service que vous vendez à un client. Et votre client, ce n’est pas le bénéficiaire final. C’est celui qui paie.
Ne vous trompez pas de client.



