Comment sacrifier la liberté sur l'autel de la sécurité : le cas révélateur de l'alcool en EHPAD
Entre survie médicalisée et vie choisie, la question de l'alcool révèle notre incapacité à penser la vieillesse autrement que comme un problème
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Aujourd’hui, je rebondis sur un article de Gerontonews consacré à une étude de l’ARS Île-de-France sur la consommation d’alcool en EHPAD. Cette étude réalisée l’an dernier souligne un problème (les vieux boivent) et met ses conséquences en exergue.
Lorsque le journaliste Maxime Ricard a partagé son article sur Linkedin, je me suis offusqué de cette énième entorse à la liberté.
Mais j’ai ensuite réfléchi à la question et si ma conviction libérale reste forte, j’ai trouvé une bonne raison pour l’EHPAD d’être plus vigilant sur la consommation d’alcool de ses résidents.
Une raison qui corrobore mon analyse des stratégies d’attractivité de l’EHPAD. L’institution pourrait être radicale au sujet de l’alcool à condition de s’affirmer, sans complexes, comme un lieu de soin où l’on vit.
Je vous propose d’approfondir l’idée afin de répondre à LA grande question :
Comment concilier liberté individuelle et santé dans les EHPAD ?
Les prémisses
"La consommation d'alcool en EHPAD est banalisée alors qu'il s'agit d'un enjeu majeur de santé publique", affirme l'ARS Île-de-France dans une étude aux ambitions louables mais à la portée statistique limitée.
Sur les 709 EHPAD sollicités, seuls 107 ont répondu – soit à peine 15 % – majoritairement des établissements privés (76 % des répondants). Une représentativité fragile, d'autant que l'enquête a été réalisée par une stagiaire en master dans le cadre d'un travail universitaire.
Malgré ces limites méthodologiques, l'étude révèle un paradoxe : alors que l'alcool représente la deuxième addiction la plus fréquente en EHPAD après le tabac (touchant 34,6 % des résidents concernés), une majorité des établissements (88%) n'ont pas intégré le moindre volet de prise en charge de l'alcoolo-dépendance dans leur projet d'établissement.
Comme si ce problème n'existait pas.
Question fondamentale : de quel droit peut-on contrôler la consommation d'alcool d'un adulte autonome, fût-il âgé et résidant en EHPAD ?
D'un côté, une approche libérale défend le droit des résidents à disposer de leur corps et à préserver ces petits plaisirs qui font le sel de l'existence – surtout quand celle-ci se déroule entre quatre murs institutionnels.
De l'autre, l'approche médicale pointe les risques spécifiques de l'alcool pour des personnes âgées souvent polypathologiques, polymédicamentées, et vulnérables aux effets de l'éthanol.
Au-delà du verre de vin, c'est la définition même des EHPAD qui est questionnée. Sont-ils des domiciles collectifs où chacun conserve son autonomie, ou des structures médicalisées où la protection de la santé justifie les restrictions ?
L'approche libérale : "L'EHPAD est un lieu de vie, l'alcool un dernier plaisir"
La question de la consommation d'alcool en EHPAD touche à un principe fondamental : la liberté individuelle. Même en institution, même à un âge avancé, chaque citoyen conserve son droit à l'autodétermination.
Cette position s'appuie sur plusieurs arguments.
La consommation modérée d'alcool participe à la préservation des rituels sociaux : l'apéritif dominical, le verre de vin au repas, la coupe de champagne lors des fêtes constituent des moments de partage. Supprimer ces rituels revient à couper un peu plus les résidents de leur vie d'avant.
Une interdiction ou restriction trop stricte risque de provoquer une consommation clandestine, potentiellement plus dangereuse car non contrôlée.
57,9 % des établissements ne mettent pas en place de cadre institutionnel clair sur l'accès à l'alcool, ouvrant la voie à des pratiques disparates. - Étude ARS
La défense de cette liberté peut même s'appuyer sur des données scientifiques. Plusieurs études ont suggéré qu'une consommation modérée d'alcool pourrait avoir des effets protecteurs sur le système cardiovasculaire et cognitif des personnes âgées.
Bien que ces résultats soient aujourd'hui nuancés, ils ont longtemps servi d'argument pour légitimer ce "dernier plaisir".
Enfin, l'approche libérale questionne l'obsession contemporaine du "zéro risque" qui tend à médicaliser chaque aspect de l'existence.
L'addiction doit être accompagnée plutôt que combattue. Il y a une différence entre avoir une politique de l'alcool dans l'établissement pour donner une règle, une stratégie et empêcher les résidents de boire (…) In fine, c'est leur liberté, comme celle d'aller et venir - Angélique Varlet, référente régionale "EHPAD" à l'ARS Île-de-France.
Cette position est confortée par le cadre juridique qui reconnaît aux résidents d'EHPAD les mêmes droits qu'à tout citoyen. La Charte des droits et libertés de la personne âgée en situation de handicap ou de dépendance affirme clairement que "toute personne âgée dépendante garde la liberté de choisir son mode de vie".
Il n'y a pas qu'un seul type de résident concerné. Certains ont toujours bu, d'autres sont anxieux et boivent pour se rassurer, et il y a même des personnes qui recommencent à boire après être entrées en EHPAD. - Dr Martine Le Noc Soudani / ARS Île-de-France.
L'approche médicale : "L'EHPAD est un établissement de santé, l'alcool un danger spécifique"
Impact sur la personne âgée
Les médecins mettent en avant les dangers de l'alcool pour les personnes âgées. En effet, avec l'âge, notre corps réagit différemment à l'alcool : ce qui était supportable à 30 ou 50 ans peut devenir dangereux à 80 ans.
Les changements du corps expliquent cette sensibilité accrue. Chez les personnes âgées :
Le corps contient plus de graisse et moins d'eau, ce qui fait que l'alcool est plus concentré dans le sang
Le corps élimine l'alcool plus lentement
L'alcool atteint le cerveau plus rapidement et y reste plus longtemps
La situation est encore plus délicate en EHPAD car les résidents prennent souvent plusieurs médicaments.
L'alcool peut interférer avec de nombreux médicaments comme les somnifères, les anticoagulants ou les traitements pour le diabète. - Dr Martine Le Noc Soudani / ARS Île-de-France.
Ces interactions sont dangereuses :
Impact sur les traitements : Les médicaments deviennent trop puissants ou dysfonctionnels.
Impact sur l’équilibre : les chutes sont plus fréquentes et potentiellement plus graves.
Impact neurologique : Aggravation des problèmes de mémoire et de concentration, particulièrement chez les personnes atteintes de maladies comme Alzheimer.
Impact sur la vie en collectivité
Au-delà des problèmes individuels, l'alcoolisme engendre des difficultés relationnelles liées à l’agressivité et à l’irritabilité des personnes trop alcoolisées.
Cela peut créer des tensions avec le personnel et les autres résidents, menant à l'isolement social ou - pire - à la contention préventive ou curative.
Mesures attendues
Face à ces risques, les médecins recommandent un contrôle plus strict de l'alcool en EHPAD.
Pourtant, très peu d'EHPAD sont vraiment équipés pour gérer ce problème : seuls 22 % ont un professionnel spécialement formé pour s'occuper des addictions.
Ce chiffre atteste d’un grand décalage entre l'importance du problème et les moyens mis en place pour y faire face.
Mais est-ce vraiment un sujet ?
À moins que… Ce problème n’ait pas une importance aussi critique que cela. Ce qui expliquerait le faible taux de participation des établissements à l’étude ARS. Ils ont peut-être d’autres priorités avant de se préoccuper de l’alcoolisme supposé de leurs résidents.
La parole aux résidents : comprendre l'alcool au-delà des approches théoriques
Entre la vision libérale défendant les plaisirs individuels et l'approche médicale soulignant les risques sanitaires, un acteur essentiel reste souvent inaudible dans ce débat : le résident lui-même.
Pourquoi consomme-t-il de l'alcool ?
Comment perçoit-il les restrictions éventuelles ?
Ces questions fondamentales sont rarement posées.
Un héritage générationnel
Les disparités
Les données épidémiologiques sont éclairantes : les personnes actuellement en EHPAD (principalement nées avant 1945) ont grandi dans une société où l'alcool était omniprésent. Selon les études sur la consommation générationnelle d'alcool, les baby-boomers (1946-1964) constituent les plus grands consommateurs réguliers, avec 36 à 44 % d'entre eux qui consomment régulièrement, contre seulement 10 à 24 % pour la génération Z.
Cette génération s'est construite autour d'un rapport à l'alcool très différent du nôtre. Le vin accompagnait chaque repas, l'apéritif marquait les moments de convivialité, et les célébrations étaient systématiquement arrosées.
Cette imprégnation culturelle explique en partie pourquoi les 65-75 ans présentent le plus fort taux de consommation quotidienne d'alcool (16,6 % contre seulement 2,3 % chez les 18-24 ans). Pour ces générations, boire n'est pas qu'une habitude - c'est un marqueur identitaire.
Les oubliés statistiques
Quant aux plus âgés, les études sont hélas rares car, la plupart des analyses s’arrêtent à 75 ans, comme si les plus de 75 ans “sortaient des statistiques”. Ce n’est pas qu’un problème sur le sujet qui nous concerne, mais généralisé.
Il serait temps que les instituts de sondage et leurs mandants réalisent que le vieillissement de la population engendre une nouvelle classe de citoyens dont l’analyse fait sens, non ?
L'ennui et la perte de sens
Le quotidien en EHPAD est souvent rythmé par l'attente et l'inactivité. Les études sur l'occupation du temps en institution, notamment celles menées par Kevin Charras, sont éloquentes : une part importante de la journée des résidents est consacrée à "ne rien faire".
Selon une enquête de la DREES, pour près de la moitié des résidents, l'activité principale reste "écouter la radio ou regarder la télévision" (49 %), loin devant la participation aux activités collectives (28 %).
37 % des résidents s'ennuient - DREES
Dans ce contexte d'ennui chronique, l'alcool peut devenir une béquille temporaire, un moyen de faire passer le temps dans un environnement où les journées semblent interminables.
L'ultime espace de liberté
L'entrée en EHPAD marque souvent une rupture brutale avec la vie d'avant. Les résidents perdent leur domicile, leur quartier, parfois même leurs meubles et objets personnels. Ils doivent s'adapter à un nouveau rythme collectif qui s'impose au détriment de leurs habitudes individuelles.
Dans cette vie fortement institutionnalisée, les petits plaisirs comme la consommation d'alcool peuvent représenter l'un des derniers espaces de liberté et d'affirmation de soi. Cette dimension symbolique explique pourquoi les tentatives de restriction sont souvent mal vécues, voire contournées. Elles sont perçues comme une infantilisation supplémentaire par des personnes qui ont déjà le sentiment d'avoir perdu le contrôle sur leur existence.
La proximité de la mort
L'approche de la fin de vie constitue une réalité quotidienne en EHPAD. Face à cette perspective, certains résidents adoptent une philosophie où le plaisir immédiat prend le pas sur les considérations de santé à long terme, réalisant un arbitrage personnel entre qualité et quantité de vie.
Vers une approche compréhensive
Ces observations illustrent la nécessité d'une approche plus nuancée, où la parole des résidents serait davantage prise en compte. Plutôt que d'imposer des règles générales basées sur des principes abstraits, il conviendrait d'abord de comprendre ce que représente l'alcool pour chaque personne.
Cette compréhension pourrait s'inscrire dans une démarche plus globale visant à redonner du sens à la vie en institution. Car l'alcool n'est souvent que le symptôme d'un mal plus profond : l'ennui, la perte d'autonomie, le sentiment d'inutilité sociale.
Kevin Charras, docteur en psychologie environnementale, souligne dans ses travaux que l'ennui en EHPAD n'est pas seulement lié au manque d'activités, mais aussi à l'absence de participation des résidents à la vie de l'établissement et à la faible prise en compte de leurs aspirations individuelles.
Les approches fondées sur l'empowerment des résidents, leur implication réelle dans les décisions qui les concernent et la création d'un environnement stimulant pourraient aider à réduire les comportements addictifs, sans recourir systématiquement à des mesures restrictives.
Une synthèse nécessaire : repenser la nature même des EHPAD
Ce débat entre liberté individuelle et impératif de santé soulève une question fondamentale sur la nature même des EHPAD.
Ces établissements sont-ils avant tout des lieux de vie ou des structures de soins où la protection de la santé prime ?
La réalité est plus nuancée. L'EHPAD est, par définition, un espace hybride entre le domicile et l'hôpital. Son nom même reflète cette dualité : « Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes » — l'hébergement évoquant le lieu de vie, tandis que « dépendantes » souligne la dimension médicale.
Cette double nature appelle une approche équilibrée de la question de l'alcool. La solution ne réside ni dans l'interdiction totale ni dans la liberté absolue, mais dans une politique institutionnelle claire, adaptée à chaque établissement et à chaque résident.
Si 97 % des EHPAD déclarent encadrer la consommation d'alcool, leurs méthodes varient considérablement : service à table (75,7 %), contrôle des quantités (47,7 %), ou interdiction en chambre et dans les espaces communs.
Cette diversité révèle l'absence de consensus.
Une approche équilibrée reposerait sur deux principes essentiels
D'abord, accepter qu'il n'existe pas de « risque zéro » — la quête d'une sécurité absolue peut s'avérer contre-productive en encourageant la consommation clandestine ou en détériorant la qualité de vie. Ensuite, reconnaître que certaines restrictions se justifient lorsque l'alcool met en danger le résident ou son entourage.
L'évaluation personnalisée est la clé. « Il n'y a pas un profil type du résident alcoolique », rappelle l'étude. Chaque cas doit être évalué selon l'histoire personnelle du résident, son état de santé, ses traitements et son autonomie. Une personne souffrant de troubles cognitifs sévères ou sous anticoagulants ne présente pas les mêmes risques qu'un senior autonome sans comorbidités majeures.
Une nécessaire évolution des savoir-faire en EHPAD
Cette évaluation nécessite des compétences spécifiques que le personnel soignant ne maîtrise pas toujours. D'où l'importance de la formation, comme le souligne Angélique Varlet : « Il est important que les professionnels disposent d'une formation leur permettant de reconnaître les signes de dépendance et d'intervenir de manière appropriée. »
La formation doit englober tout le personnel — des aides-soignants aux médecins coordonnateurs, en passant par les animateurs et les agents de service. Chacun peut observer des signes de mésusage d'alcool : irritabilité, chutes répétées, tremblements, négligence de l'hygiène...
Au-delà de ces aspects pratiques, c'est notre vision de l'EHPAD qu'il faut repenser. Cessons de le présenter comme un « lieu de vie comme les autres » alors que ses contraintes organisationnelles et sa mission sanitaire le distinguent nettement du domicile ordinaire. Assumons sa dimension médicale sans le réduire à un simple établissement de soins.
Cette clarification permettrait d'aborder la question de l'alcool plus sereinement, non comme une atteinte aux libertés individuelles, mais comme un élément de la prise en charge globale. Elle nous libérerait aussi du paradoxe qui consiste à qualifier l'EHPAD de « lieu de vie » tout en y imposant des contraintes hospitalières.
Conclusion : pour une approche transparente et équilibrée
Le débat sur la consommation d'alcool en EHPAD illustre les contradictions qui traversent notre société. D'un côté, nous valorisons l'autonomie et le respect des choix individuels ; de l'autre, nous cherchons à protéger ces citoyens des risques auxquels ils sont exposés.
Cette tension n'est pas propre à la question de l'alcool.
On la retrouve dans de nombreux aspects de la vie en institution :
Liberté d'aller et venir versus prévention des fugues,
Respect du rythme individuel versus contraintes organisationnelles,
Maintien des habitudes alimentaires versus équilibre nutritionnel.
La réponse ne réside pas dans un choix tranché entre ces deux pôles, mais dans une approche équilibrée qui reconnaît la spécificité de chaque situation. Concernant l'alcool, cela implique l'élaboration d'une politique institutionnelle claire, connue de tous, qui définit les conditions d'accès aux boissons alcoolisées tout en prévoyant des adaptations individuelles.
Cette politique doit s'accompagner d'une formation adéquate du personnel, capable de repérer les situations problématiques et d'y apporter une réponse proportionnée. Elle doit également s'inscrire dans une réflexion plus large sur la nature même des EHPAD, ces lieux hybrides où se croisent logique domiciliaire et logique hospitalière.
Le paradoxe de l'EHPAD réside peut-être dans sa prétention à être simultanément un lieu de vie ordinaire et un établissement de soins. Assumer cette double nature permettrait d'aborder plus sereinement les restrictions qui peuvent s'imposer dans certains domaines, dont la consommation d'alcool, tout en préservant au maximum l'autonomie des résidents dans d'autres aspects de leur vie quotidienne.
La question n'est peut-être pas tant de savoir si l'on peut interdire l'alcool en EHPAD, mais plutôt de déterminer dans quelles conditions et selon quels critères cette restriction peut se justifier, sans tomber ni dans le paternalisme médical ni dans une conception abstraite de la liberté qui ignorerait les vulnérabilités spécifiques des personnes âgées.
Vous retrouverez toutes mes sources dans la recherche Perplexity qui a servi de base à la construction de cet article.