Comment voir les aidants autrement qu'en victimes : les trois conversations qui vont bousculer vos certitudes
À travers trois années d'entretiens, le sociologue Thierry Calvat nous invite à reconnaître les compétences invisibles des aidants.
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Et en parlant de passion, c’est le travail d’un passionné que je vais vous présenter aujourd’hui puisque j’ai décidé de rééditer mes trois interviews de Thierry Calvat, sociologue et co-fondateur du Cercle Vulnérabilités et Société.
J'ai dialogué avec Thierry à trois reprises entre 2019 et 2021 pour dresser un état des lieux de la situation des aidants.
Bien que le temps ait passé, les enseignements de ces échanges restent d'une grande pertinence. En effet, malgré les progrès législatifs et l'action des pouvoirs publics, la problématique fondamentale de l'aidance et l'incompréhension de leurs besoins persistent.
Thierry Calvat et le Cercle Vulnérabilités et Société se distinguent par leur approche unique dans le débat sur les aidants.
Contrairement à ceux qui militent pour un statut formalisé et des aides spécifiques, Thierry Calvat et son partenaire Edouard de Hennezel défendent une autre vision : plutôt que d'imposer un statut réglementaire aux aidants, ils préconisent de permettre à chacun d'exprimer ses attentes et de vivre son rôle librement.
Cette approche humaniste et libérale, que je partage, mérite d'être explorée à travers ces trois conversations.
I. Repenser les besoins des aidants : au-delà de la vision doloriste
Lors de notre premier échange en 2019, Thierry Calvat soulignait un paradoxe frappant : les dispositifs d'aide aux aidants demeurent sous-utilisés. « Les dons de jours de RTT ou le congé aidant existant restent peu consommés par les salariés aidants eux-mêmes », constatait-il. Plus révélateurs encore, lorsqu'on les interroge directement sur leurs besoins, 40 % des aidants répondent spontanément... « rien ».
Ce constat met en lumière un décalage profond entre la perception sociale des besoins des aidants et leurs véritables attentes. « Dans ce domaine, si le besoin inspire le service, le service ne rencontre pas encore le besoin ! » résume-t-il.
Selon Thierry Calvat, nous sommes face à un malentendu fondamental : « Le premier des besoins n'est que rarement utilitaire (soutien au ménage, aide dans les démarches administratives), mais plutôt identitaire : quel sens donner à l'aide que j'apporte à l'autre ? Quelle est la nature de notre relation ? »
Cette dimension identitaire se manifeste à travers ce qu'il nomme « l'économie relationnelle » et la « dette relationnelle » — ce que l'aidant estime devoir à l'autre. « Je suis convaincu que ce qui crée l'engagement — pour les aidants comme pour les salariés en entreprise — c'est d'abord la dette contractée », explique-t-il.
Cette approche nous invite à reconsidérer notre vision de l'aide aux aidants : plutôt que de multiplier les dispositifs pratiques, il est essentiel de se concentrer sur leurs motivations et leur perception de leur rôle.
II. La crise COVID : révélateur et accélérateur
Notre deuxième conversation, en plein cœur de la crise sanitaire en 2020, a révélé comment cette période exceptionnelle a transformé la réalité des aidants et accéléré certaines évolutions.
« Les aidants se sont retrouvés dans une situation exceptionnelle où ils ont dû faire face à la raréfaction des ressources et une intensité relationnelle forte dans l'accompagnement », observe Thierry Calvat. Cette situation a mis en lumière deux réalités distinctes : d'un côté, les aidants confinés avec leur proche, exposés à un risque d'épuisement accru ; de l'autre, les aidants séparés de leur proche (notamment en EHPAD), confrontés à des sentiments de culpabilité et d'impuissance.
Le confinement a effacé les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. « Il y a eu une irruption de la vie privée dans la sphère professionnelle et inversement », constate-t-il. Le télétravail a normalisé une situation auparavant impensable : être interrompu par un enfant, une personne âgée ou un proche dont on s'occupe.
Cette période a également transformé notre regard sur les EHPAD. « Les aidants ont (re)découvert que l'EHPAD est un lieu de fin de vie et surtout de mort », note Thierry Calvat. « Il y a eu une intrusion du réel — la mort — dans la perception d'un endroit où l'on est pris en charge et où l'on va paisiblement finir sa vie. »
Mais le sociologue reste prudent quant à l'impact durable de cette crise sur la perception sociétale des aidants : « On pourrait le souhaiter. De là à ce que ça devienne une réalité, ça paraît encore embryonnaire. »
III. Valoriser le potentiel plutôt que compenser les difficultés
Notre conversation la plus récente, en 2021, aborde un changement de paradigme essentiel : considérer les aidants non plus uniquement comme des personnes à aider, mais comme des individus porteurs de compétences précieuses.
« Les aidants ont l'habitude de la contrainte », explique Thierry Calvat. « Le quotidien de l'aidant est aussi fait de renoncements. » Cette expérience génère une « résilience consubstantielle à l'aidance » qui s'accompagne de compétences spécifiques : auto-organisation, résolution de problèmes complexes et collaboration.
Ces compétences se sont révélées précieuses pendant la crise sanitaire : « Ce sont les compétences qu'on a dû mobiliser pendant la crise pour travailler depuis chez soi, parfois dans des conditions difficiles. Ces aidants sont des collaborateurs adaptés aux défis à venir. »
Cette vision contraste avec le discours dominant qui, selon Thierry Calvat, reste « construit autour des mauvaises raisons ». « On dit aux entreprises 'attention, parmi vos ressources, vous avez des gens souffrants, stressés, absents'. On véhicule un message doloriste et moralisateur. »
Pour sortir de ce paradigme, il propose de « donner la parole aux aidants qui vivent de façon heureuse leur aide » et de « reconnaître les aidants pour autre chose que leur rôle d'aidant. Il s'agit de les voir non pas comme des figures héroïques ou sacrificielles, mais comme des personnes ayant un potentiel et une contribution qui peuvent apporter des compétences nouvelles à la société. »
Cette approche rejoint l'initiative du Prix Entreprise & Salariés Aidants, créé par Edouard de Hennezel et porté par Audiens, qui vise à « mettre en valeur les bonnes pratiques et encourager leur adoption » par effet d'entraînement entre entreprises.
Pour aller plus loin : plongée dans les entretiens intégraux
Ces trois années de conversations avec Thierry Calvat mettent en évidence un point central : l'importance de dépasser les généralités pour appréhender la diversité des situations d'aidance.
Comme je le montrais dans mon analyse des profils d'aidants inspirée des « Corrections » de Jonathan Franzen, il existe autant de façons d'être aidant que de personnalités et de contextes familiaux.
Cette diversité nous invite à repenser notre approche collective. Plutôt que de créer un « statut d'aidant » qui risquerait de devenir « une arme de stigmatisation massive » selon les mots de Calvat, il préconise d'ouvrir « la réflexion autour de droits répondant à des besoins spécifiques, utilisables ou pas, plus souples et adaptés aux rythmes de vie ».
Pour nos abonnés premium, j'ai le plaisir de partager l'intégralité de ces trois entretiens initialement réalisés pour Le Mag Audiens. Ces précieux échanges, autrefois publiés sur le média en ligne du groupe de protection sociale du spectacle et des médias, n'étaient plus accessibles depuis sa suppression.
Je saisis aujourd'hui l'occasion de leur donner une seconde vie pour ceux qui s'intéressent en profondeur à la question des aidants.
Ces interviews complètent parfaitement l'analyse des profils d'aidants que je vous proposais dimanche dernier.
Elles vous permettront de mieux comprendre pourquoi les solutions uniformes se heurtent systématiquement à la réalité du terrain : celle d'individus aux besoins et aux motivations profondément différents, qui ne peuvent être abordés avec une approche unique.
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