Comment rater votre solution pour aidants : continuez de croire qu'ils forment un groupe homogène
Quand la fiction et Maslow révèlent pourquoi vos solutions uniformes se heurtent à des aidants aux besoins radicalement opposés
Il y a quelques années, j'écrivais un article intitulé Les aidants de A à Z qui prétendait cartographier l'univers des aidants familiaux. J'y listais consciencieusement toutes les solutions et stratégies gouvernementales déployées pour leur venir en aide.
Avec le recul, je réalise aujourd'hui que cet article – comme la plupart des analyses du secteur – souffrait d'un biais cognitif majeur : celui de considérer "l'aidant" comme une catégorie monolithique, un problème à résoudre, plutôt qu'une mosaïque d'individus aux besoins profondément différents.
L'impasse du marché actuel
Certes, tout le monde a bien compris que les familles sont indispensables au maintien à domicile des personnes âgées ou handicapées. Avec la raréfaction des aidants professionnels, le virage domiciliaire ne pourra se faire qu'avec leur concours. Après tout, l'EHPAD coûte cher, personne ne veut y aller, et l'État n'a pas les moyens de tout financer pour tout le monde.
Face à ce constat, on voit fleurir des dizaines de solutions pour "les aidants" qui se divisent en trois catégories :
L'aide à la coordination (pour aider les aidants à s'organiser)
Le soutien psychologique (pour éviter l'épuisement)
L'information et la formation (pour en faire de meilleurs aidants)
Et comme souvent dans la Silver économie, on propose soit de vendre directement ces solutions aux aidants, soit de les faire financer par des tiers concernés : mutuelles, communes, entreprises...
Mais ce marché reste plus florissant en solutions qu'en réussites.
La raison ?
Un problème fondamental de méconnaissance de la cible. Car je le répète ad nauseam : le seul moyen de vendre, c'est de résoudre le problème de votre client. Et donc de connaître votre client. Et son problème réel.
Toutes ces solutions sont vaines si l'on se contente de penser l'aidant comme "celui qui aide", sans imaginer les incroyables nuances qui existent dans la façon dont chacun vit et accepte ce rôle.
Une approche littéraire révélatrice
Je pourrais vous assommer avec des études sociologiques chiantes (pléonasme), mais je préfère procéder autrement. Je vous propose d'étudier quatre profils d'aidants en me basant sur un livre inouï que je viens de lire et qui m'a profondément marqué : "Les Corrections" de Jonathan Franzen.
Ce roman américain, publié en 2001, best-seller resté six mois en tête des ventes du New York Times et traduit en 26 langues, raconte l'histoire de la famille Lambert. Au cœur du récit se trouve le souhait d'Enid, la mère, d'organiser un dernier Noël en famille avec ses trois enfants quadragénaires, ses petits-enfants et son mari Alfred, atteint d'une maladie neurodégénérative.
Ce qui rend ce livre si pertinent, c'est qu'il n'a pas été écrit comme un témoignage sur les aidants. Il aborde le sujet de façon oblique, subtile, à travers le prisme des relations familiales. L'auteur s'appuie sur une connaissance approfondie de la maladie d'Alzheimer, qu'il explicitera l’année suivante dans un essai poignant intitulé "Le cerveau de mon père"1.
Quatre profils d'aidants sous la loupe
Le génie des "Corrections" est de nous présenter quatre façons radicalement différentes d'aborder le rôle d'aidant au sein d'une même famille.
Enid : l'aidante principale en déni
Enid est l'épouse d'Alfred. Elle semble complètement déboussolée par la vie infernale que lui fait mener son mari depuis sa retraite. Viscéralement attachée à sa maison, son quartier et ses repères, elle tient absolument à ne rien changer dans sa vie, malgré l'état de santé déclinant de son mari.
Elle a parfaitement compris la gravité de la situation, mais lutte contre cette réalité car elle refuse que la maladie d'Alfred l'oblige à modifier ses habitudes. Son obsession d'organiser "un dernier Noël en famille" traduit ce besoin désespéré de normalité.
Gary : l'aidant contrôlant à distance
L'aîné des enfants Lambert est marié avec trois enfants. Persuadé que ses parents risquent leur vie en restant dans leur maison de banlieue, il milite activement pour qu'ils vendent et s'installent dans un appartement plus adapté à Philadelphie, près de chez lui, où il pourra "mieux veiller sur eux".
Gary incarne l'aidant qui croit savoir mieux que ses parents ce qui est bon pour eux. Il projette ses propres anxiétés sur leur situation et cherche une solution qui le rassurerait lui, sans tenir compte de leurs souhaits profonds.
Denise : l'aidante occasionnelle et critique
Chef talentueuse prise dans le tourbillon de sa vie professionnelle et amoureuse, Denise soutient plutôt son père et critique sa mère sans chercher à comprendre le quotidien de cette dernière. Voyant son père de loin, elle n'a pas conscience du niveau réel de sa dépendance ni de la détresse d'Enid qui doit gérer seule cette situation au quotidien.
Denise représente ces aidants qui, par éloignement géographique ou émotionnel, ne peuvent offrir qu'un soutien ponctuel, tout en portant des jugements sur la façon dont le proche principal gère la situation.
Chip : l'aidant en fuite
Enseignant viré de sa faculté après une relation inappropriée avec une étudiante, Chip vivote à New York avant d'accepter un job en Lituanie, quittant ses parents sans même les prévenir le jour où il devait les accueillir chez lui. Il n'entretient quasiment pas de relation avec eux et semble fuir un rôle d'aidant qu'il ne peut assumer ni financièrement, ni émotionnellement.
Chip incarne ces aidants potentiels qui, pour diverses raisons – précarité, traumatismes passés, incapacité émotionnelle – se mettent en retrait total de la situation.
Des besoins radicalement différents
Ce qui frappe dans cette constellation familiale, c'est à quel point chacun de ces quatre profils présente des besoins spécifiques qui ne peuvent être satisfaits par une approche générique :
Enid aurait besoin d'un soutien qui respecte son besoin fondamental de stabilité et de préservation de son mode de vie
Gary bénéficierait d'une aide pour modérer son anxiété et accepter les choix de vie de ses parents
Denise aurait besoin d'être mieux informée sur la réalité quotidienne de la maladie et de développer plus d'empathie pour sa mère
Chip nécessiterait un accompagnement pour surmonter sa propre fragilité avant de pouvoir envisager d'aider les autres
Si j'ai tant aimé ce livre, c'est parce que j'ai été happé par le récit dès les premières pages. L'auteur a réalisé un travail d'analyse, de construction et de narration hallucinant qui permet non seulement de comprendre les comportements des protagonistes, mais aussi de reconnaître nos propres travers dans la relation que nous entretenons avec nos parents.
J'ai deux sœurs, nous avons l'âge des trois enfants Lambert, et nous regardons vieillir nos parents en leur souhaitant de rester maîtres de leur vie jusqu'au bout. Je travaille dans la Silver économie depuis huit ans et pourtant, je ne sais toujours pas comment aider mes propres parents dans leur quotidien (quand ils m'écoutent).
Analyse des profils à travers la pyramide de Maslow
Pour aller plus loin dans ma réflexion, j'ai voulu confronter ces quatre profils d'aidants à une grille d'analyse connue et éprouvée : la pyramide des besoins de Maslow2.
Pour ce faire, j'ai utilisé le LLM Claude d'Anthropic avec le prompt suivant :
Tu es un spécialiste du marketing comportemental et tu dois décrire le profil de 4 personas d'aidants familiaux en basant ton analyse sur la pyramide de Maslow. Je vais te donner la description des 4 personnages et tu dois me délivrer une analyse synthétique qui permette de comprendre les écarts entre chacun. Tu présenteras les résultats sous forme de tableau comparatif, puis l'analyse textuelle détaillée pour faciliter la comparaison entre les profils.
Les résultats sont éclairants et confirment mes intuitions tout en les structurant de façon rigoureuse :
Analyse Synthétique des Écarts entre les Profils
Chip (39 ans) - L'Aidant Fuyard
Chip se situe aux niveaux les plus bas de la pyramide, avec des besoins physiologiques et de sécurité non satisfaits. Sa précarité financière et son instabilité émotionnelle le rendent incapable d'assumer un rôle d'aidant. Sa fuite physique (départ en Lituanie) symbolise sa fuite psychologique face aux responsabilités familiales. Il n'a aucune ressource disponible pour aider Alfred.
Denise (35 ans) - L'Aidante Technicienne Détachée
Bien que ses besoins de base soient satisfaits, Denise est bloquée au niveau de l'appartenance avec des relations complexes et instables. Sa proposition d'inscrire Alfred à un programme expérimental illustre sa tendance à chercher des solutions techniques sans véritable engagement émotionnel ou compréhension de la gravité de la maladie. Elle veut aider mais à distance, sans remettre en question son propre mode de vie ou ses priorités. Son approche relève plus d'une aide ponctuelle et superficielle que d'un réel investissement dans le rôle d'aidante.
Gary (45 ans) - L'Aidant Contrôlant
Gary a ses besoins fondamentaux satisfaits mais cherche à combler ses besoins d'estime à travers le contrôle familial. Sa volonté d'imposer des solutions (déménagement des parents) révèle moins un souci de bien-être pour ses parents qu'une projection de ses propres anxiétés. Il s'investit dans son rôle d'aidant mais de façon prescriptive plutôt que compréhensive.
Enid (épouse) - L'Aidante Principale en Souffrance
Enid présente le profil le plus complexe. Son identité est complètement liée à son rôle d'épouse et à son environnement. Face à la maladie d'Alfred, elle voit ses besoins fondamentaux menacés (épuisement physique) et sa sécurité psychologique ébranlée. Son attachement à la normalité (obsession pour un dernier Noël en famille) représente son besoin désespéré de préserver son identité et son monde qui s'écroule.
Implications pour le Soutien aux Aidants
Les écarts entre ces quatre profils soulignent l'importance d'une approche personnalisée du soutien aux aidants familiaux :
Chip aurait besoin d'une stabilisation personnelle avant de pouvoir contribuer au soutien familial
Denise bénéficierait d'une éducation approfondie sur la réalité d'Alzheimer et d'un accompagnement pour transformer sa volonté d'aider en actions concrètes et adaptées
Gary gagnerait à développer de l'empathie pour comprendre les besoins réels de ses parents plutôt que projeter ses solutions
Enid a besoin d’un soutien immédiat pour éviter l'épuisement, ainsi qu'un accompagnement pour accepter progressivement les changements inévitables
Cette analyse met en évidence comment les besoins personnels non satisfaits compromettent la capacité à être un aidant efficace, créant ainsi un cercle où les membres les plus vulnérables de la famille risquent de ne pas recevoir le soutien adéquat.
Elle explique aussi l’échec des solutions trop généralistes, basées sur des besoins primaires qui s’avèrent n’être, en fin de compte, les besoins de personne. Ou plutôt, des besoins subalternes pour lesquels les aidants ne pensent pas avoir besoin d’une solution payante.
Vers une approche plus nuancée
Le roman "Les Corrections" s'appelle ainsi car – selon moi – chaque membre de la famille Lambert va devoir "corriger" sa vision du monde et sa relation à ses parents lorsqu'il prendra conscience de l'état réel de leur père, du calvaire de leur mère, mais aussi de leurs désirs profonds.
Cette correction, c'est exactement ce dont a besoin le marché des solutions pour aidants. Plutôt que de développer des offres standardisées, les acteurs de la Silver économie devraient s'attacher à comprendre ces profils variés et leurs besoins spécifiques :
Pour les "Enid", des solutions qui préservent la stabilité et les repères tout en allégeant la charge
Pour les "Gary", des outils qui rassurent sans imposer
Pour les "Denise", des informations objectives et des moyens de contribuer à distance
Pour les "Chip", peut-être faut-il accepter que certains ne seront jamais des aidants, et adapter le soutien en conséquence
Si j'évoque ce sujet aujourd'hui, c'est parce que je suis convaincu que notre incapacité collective à proposer des solutions adaptées aux aidants vient de cette vision homogénéisante. Tant que nous continuerons à voir "l'aidant" comme une catégorie unique avec des besoins standardisés, nous passerons à côté de l'essentiel.
La lecture des "Corrections" devrait être un passage obligé pour quiconque travaille dans ce secteur. Non pas comme un manuel, mais comme une invitation à l'empathie et à la complexité des relations familiales face à la maladie et au vieillissement.
Les vraies solutions ne viendront pas de notre capacité à empiler des services, mais de notre aptitude à comprendre les dynamiques familiales dans toute leur richesse et leur ambiguïté. Et peut-être, comme les enfants Lambert, à accepter que nous devons tous, à notre façon, opérer nos propres "corrections".
"My Father's Brain" marie autobiographie, science et philosophie pour éclairer l'impact de l'Alzheimer sur les liens familiaux. L’essai s'ouvre sur la réception d'un rapport d'autopsie du cerveau de son père, envoyé par sa mère le jour de la Saint-Valentin. À partir de cet événement, Franzen explore la maladie d'Alzheimer de son père et son impact familial, mêlant observations personnelles et analyses scientifiques.
Thèmes Personnels : L'essai explore la relation père-fils transformée par la maladie, notamment à travers les lettres de sa mère décrivant la détérioration progressive de son mari.
Science et Mémoire : Franzen examine la dimension neurologique de l'Alzheimer, présentant la mémoire comme une constellation d'activités neuronales plutôt qu'une structure figée.
Réflexions sur la Mort : L'essai culmine sur une méditation touchante concernant la perte d'un parent.
Style et Structure : Le texte oscille habilement entre récit personnel et réflexion scientifique, rendant le sujet à la fois intime et universel.
La pyramide de Maslow est une théorie psychologique hiérarchisant les besoins humains fondamentaux en cinq niveaux, des besoins physiologiques à la base jusqu'à l'accomplissement de soi au sommet. Selon cette théorie, un individu cherche d'abord à satisfaire les besoins de niveau inférieur avant de pouvoir se concentrer sur les niveaux supérieurs. Cette pyramide constitue un outil d'analyse particulièrement pertinent pour comprendre les motivations et comportements humains, notamment dans le marketing et la conception de solutions adaptées aux besoins spécifiques de différents publics.
Merci Alexandre pour avoir classifié les aidants ce qui est un grand pas vers un meilleur soin et service à leur profit et au profit des familles et de la société.
Traiter de l'illectronisme des séniors serait aussi un beau sujet devenant prégnant pour beaucoup d'entre nous y compris pour ceux qui ont encore une activité professionnelle à temps plein comme moi. L'illectronisme est ignoré de la génération active au détriment de tous et la transmission du savoir et de la connaissance entre génération vont se tarir en quelques années. Deux citations d'Edgar Morin résument ma pensée : "Quand l'immédiat dévore, l'esprit dérive" et "il y a l'intelligence artificielle, il y a aussi la connerie naturelle"
Merci Alexandre pour ce nouvelle analyse, que je plussoie ;)
"Les vraies solutions ne viendront pas de notre capacité à empiler les services mais de notre aptitude à comprendre les dynamiques familiales (...)". Merci pour cette phrase.
Soutenir les aidants, tout comme les aidés d'ailleurs, demande observation, décryptage, adaptation, priorisation et agilité. Du sur-mesure à chaque rencontre. De la dentelle !
Je vais m'empresser de lire "Les corrections".😊