De Draghi aux EHPAD : pourquoi l'Europe est programmée pour tuer l'innovation (et comment s'en sortir quand même)
Dans un rapport accablant, Draghi décrit une Europe fossilisée par ses normes. La Silver économie en est le parfait exemple : voici trois stratégies pour innover malgré tout.
Bienvenue dans Longévité, où j'analyse les dernières tendances de la Silver économie. Dans cette édition, je m'intéresse à l'innovation dans le secteur des EHPAD, un exercice qui semble systématiquement voué à l'échec face aux acteurs historiques du marché.
Un constat troublant : alors que notre système de santé a désespérément besoin de nouvelles approches pour accompagner le vieillissement de la population, l'environnement réglementaire semble programmé pour étouffer toute tentative d'innovation significative.
Mon article du jour analyse ce paradoxe européen à la lumière du rapport Draghi et révèle trois stratégies pour les entrepreneurs déterminés à innover malgré tout.
Comment expliquer que l'Europe, championne autoproclamée de l'innovation, ait construit un système qui protège si efficacement ses dinosaures au détriment de ses licornes ?
J'ai enfin pris le temps de me plonger dans le rapport Draghi sur la compétitivité européenne. Un pavé dense mais éclairant qui, au fil des pages, m'a fait sourire jaune : impossible de ne pas faire le parallèle avec la Silver économie. Le diagnostic est implacable : l'Europe s'enlise dans sa bureaucratie pendant que le reste du monde avance.
Le coupable ? Un environnement réglementaire qui, sous couvert de protection, fossilise les positions dominantes et décourage l'innovation.
En parcourant ces analyses sur l'industrie et la tech, je ne pouvais m'empêcher de penser à nos EHPAD.
Même mécanisme, mêmes symptômes : un modèle à bout de souffle qui nécessite une réinvention profonde, mais un système qui semble programmé pour empêcher toute évolution significative.
Et pourtant, des chemins de traverse existent pour les entrepreneurs déterminés. Les voici.
Le paradoxe européen : quand la protection devient prison
Une machine à freiner l'innovation
C'est l'atout de l'Europe, mais aussi son talon d'Achille : nos normes protègent - parfois trop - les citoyens. Cette surprotection, véritable marque de fabrique européenne, finit par freiner l'innovation en ralentissant, voire en empêchant, les start-up de se développer sur des marchés où il faut avoir beaucoup de moyens pour respecter les règles du jeu.
Le règne des dinosaures
Dans ce paysage normé à l'extrême, ce sont les structures anciennes qui dominent. Prenez le secteur des EHPAD et du médico-social : le marché est aux mains d'acteurs nés avant 2013, des mastodontes qui ont su tisser leur toile au fil des années.
Et c'est logique : ces structures bénéficient d'une bienveillance normative qu'elles entretiennent soigneusement.
Un système qui s'auto-protège
Le mécanisme est bien rodé : ces acteurs historiques s'appuient sur leurs syndicats, fédérations et lobbys pour maintenir leur position dominante en faisant évoluer les règles à leur avantage.
Résultat ? Des barrières à l'entrée qui semblent anodines de prime abord, mais qui se révèlent être de véritables murailles une fois qu'on se lance.
Cette situation ne se limite pas aux EHPAD traditionnels. Regardez ce qui s'est passé avec l'habitat partagé : après une parenthèse enchantée autour de la loi ELAN et du rapport Piveteau en 2020, le marché s'est rapidement complexifié.
Depuis 2022, c'est le parcours du combattant : les banques ne prêtent qu'aux riches (comme d'habitude), la technostructure tente d'imposer les mêmes contraintes que le médico-social, et certaines collectivités bloquent ces alternatives pour ne pas "rater l'opportunité" d'avoir un EHPAD.
Pourtant - et c'est là tout le paradoxe - ce modèle a désespérément besoin de se réinventer. Les scandales à répétition, la crise des vocations, l'insatisfaction croissante des familles... tout appelle à une transformation profonde.
Alors, mettons-nous dans la peau d'une start-up pleine d'entrain qui rêve de créer une alternative aux EHPAD.
Comment naviguer dans ces eaux troubles ?
Comment innover malgré les contraintes ?
J'ai identifié trois stratégies possibles, trois chemins de traverse pour les entrepreneurs déterminés.
Les services digitaux d’appui
L’open innovation
La recherche d’océans bleus dans les interstices du marché
Chemin n°1, les services digitaux : la stratégie du poisson-pilote
Une approche maline du marché
Première option pour les entrepreneurs qui ne veulent pas se fracasser sur le mur des normes : devenir le poisson-pilote des EHPAD.
Au lieu d'essayer de les concurrencer frontalement - ce qui revient à peu près à attaquer un tank avec un lance-pierre - pourquoi ne pas créer des services numériques qui les accompagnent ?
Non seulement vous évitez le bourbier réglementaire, mais en plus, vous devenez leur allié plutôt que leur adversaire.
Trois modèles qui marchent (plus ou moins bien)
J'observe trois façons principales de jouer cette carte.
La première, c'est la chasse aux leads : vous attirez les prospects et vous revendez ces contacts en or aux établissements. Vu leur difficulté actuelle à remplir leurs lits, croyez-moi, ils sont preneurs.
Deuxième approche : vous jouez les agents immobiliers virtuels. Vous créez une belle vitrine où les établissements peuvent se pavaner - moyennant finance, bien sûr. C'est moins agressif que la vente de leads et ça passe mieux auprès des puristes du secteur.
Et puis il y a le Graal : la marketplace façon Booking ou Doctolib. Vous mettez en relation directe les établissements et les familles, avec une commission au passage ou un abonnement premium. C'est le modèle le plus prometteur, mais aussi le plus difficile à faire décoller.
Les pièges à éviter
Le hic ? Vous n'êtes pas seul sur ce créneau. Papyhappy, Cap Retraite et consorts ont déjà défriché le terrain. Mais - et c'est là que ça devient intéressant - ils sont encore loin d'avoir exploité tout le potentiel.
Le niveau général du marketing digital dans le médico-social est, comment dire... perfectible. C'est un euphémisme. La vraie opportunité est là : faire mieux, beaucoup mieux, dans un secteur qui commence tout juste sa transformation numérique.
Chemin n°2, l'open innovation : le mariage de raison
Quand David s'allie à Goliath
Deuxième stratégie possible : jouer la carte de l'innovation ouverte avec les grands groupes. L'idée est séduisante, et pour cause : vous gardez votre agilité de start-up tout en profitant de la force de frappe d'un mastodonte du secteur. C'est particulièrement pertinent quand on connaît l'un des handicaps majeurs des grandes entreprises : leur dette technique. La plupart de leurs ressources informatiques sont englouties dans la maintenance de systèmes vieillissants, les laissant avec peu de marge pour innover.
Des avantages qui font rêver
Les bénéfices peuvent être spectaculaires. Regardez Petit-Fils : grâce au soutien marketing de Clariane, la marque est devenue LA référence des services à la personne. Un tour de force dans un secteur ultra-concurrentiel.
Et ce n'est que la partie visible : sous le capot, ces partenariats offrent un véritable bouclier réglementaire. Le grand groupe peut gérer pour vous les aspects les plus complexes : RGPD avec un DPO dédié, relations avec les fédérations et syndicats, lobbying... Vous profitez de leur parapluie normatif tout en conservant votre liberté d'innovation.
Le grand écart culturel
Sauf que ce genre de mariage mixte demande une compatibilité profonde. L'histoire récente de Clariane avec Casa Barbara est particulièrement éclairante.
Imaginez : d'un côté, les créateurs de Mama Shelter qui réinventent l'hôtellerie avec leur touche décalée, de l'autre, un groupe spécialisé dans le médico-social. Sur le papier, le concept était brillant : des résidences seniors nouvelle génération, avec un chef étoilé aux fourneaux, des espaces communs pensés comme des lieux de vie festifs, et même un couple avec enfants vivant sur place pour créer une ambiance familiale.
Mais voilà, quand les vents financiers ont tourné en 2024, Clariane a dû faire des choix. Et comme souvent dans ces situations, ce sont les projets innovants mais marginaux qui trinquent en premier.
En juin 2024, le groupe a fini par céder Casa Barbara avec l'ensemble de ses résidences services pour se recentrer sur son cœur de métier : les EHPAD et le médico-social.
C'est tout le paradoxe de l'open innovation : les grands groupes ont les moyens d'innover, mais quand vient l'heure des arbitrages financiers, ils se replient sur ce qu'ils connaissent le mieux.
La clé du succès : l'alignement des ADN
La leçon est claire : pour réussir, l'open innovation doit aller au-delà des simples synergies opérationnelles. La maison mère doit non seulement comprendre, mais aussi avoir vraiment envie d'intégrer les nouvelles structures à son ADN.
Elle ne peut pas se contenter d'acheter une innovation sur étagère et de l'exposer en vitrine.
Il faut une véritable volonté d'hybridation, une capacité à laisser l'innovation respirer tout en l'intégrant progressivement à son écosystème.
Chemin n°3, les interstices du marché : l'art de se faufiler entre les mailles du filet
La stratégie du caméléon
Troisième option, et pas la moins intéressante : explorer les zones grises, ces espaces que les mastodontes du secteur ont négligés ou n'ont pas su exploiter.
L'idée n'est pas de faire comme eux en moins bien, mais de faire différent, de proposer des services qui leur ressemblent sans tomber sous le coup de leur réglementation.
Un peu comme si vous inventiez une nouvelle catégorie de jeu plutôt que d'essayer de battre les champions sur leur propre terrain.
L'art du positionnement subtil
C'est là que ça devient créatif : vous pouvez développer des services qui concurrencent indirectement les EHPAD, mais sans jamais brandir l'étendard du médico-social ou de l'immobilier.
Imaginez par exemple des solutions de coordination entre aidants, des services de conciergerie spécialisée, des plateformes de mise en relation pour l'habitat partagé... Les possibilités sont vastes, pour peu qu'on sache regarder là où les autres ne regardent pas.
Le défi de l'équilibriste
Évidemment, cette approche demande un sens aigu de l'équilibre. Trop près des EHPAD, et vous risquez de vous faire rattraper par leur carcan réglementaire. Trop loin, et vous perdez en pertinence.
La clé ? Rester suffisamment proche pour être pertinent, mais suffisamment différent pour éviter les pièges normatifs. Un exercice d'équilibriste, certes, mais qui peut s'avérer payant sur le long terme.
En conclusion : l'innovation trouve toujours son chemin
Cette exploration des stratégies alternatives dans le secteur des EHPAD nous rappelle une vérité fondamentale : l'innovation trouve toujours son chemin, même dans les environnements les plus contraints. Le rapport Draghi a beau dresser un tableau peu réjouissant de notre compétitivité européenne, les entrepreneurs, eux, continuent d'inventer des solutions pour contourner les obstacles.
Que vous choisissiez la voie digitale, le partenariat avec les grands groupes ou l'exploration des interstices du marché, l'essentiel est de comprendre que la rigidité apparente du système cache en réalité de nombreuses opportunités. Les contraintes normatives, aussi frustrantes soient-elles, forcent à l'inventivité et à la créativité.
Pour les entrepreneurs qui se lancent dans l'aventure, le message est clair : oui, c'est compliqué, mais ce n'est pas impossible. Il suffit parfois de changer d'angle d'attaque, de penser différemment, de voir les contraintes non pas comme des murs infranchissables, mais comme des invitations à innover autrement. Après tout, n'est-ce pas là l'essence même de l'entrepreneuriat ?
Et qui sait ? Peut-être que ces chemins de traverse finiront par devenir les autoroutes de demain. En attendant, ils offrent aux innovateurs déterminés un moyen de transformer le secteur, une petite révolution à la fois.