Habitat inclusif : le Conseil d'État sort enfin de l'impasse juridique
Je décortique l'avis du 5 septembre 2025. Les clés pour comprendre. Les enjeux. Les solutions immédiatement activables.
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Outre l’écriture, ma grande passion ce sont les interviews, car elles me donnent l’opportunité de m’instruire et de recueillir un témoignage que je pourrai ensuite partager. C’est pourquoi, depuis quelques mois, j’ai lancé une série d’entretiens intitulée “Longévité Liberté” où je reçois des “sachants” qui viennent enrichir mes réflexions et débattre avec moi. Ces entretiens sont enregistrés live avec les abonnés premium, puis diffusés en différé sur Substack, Spotify et Apple Podcast.
Le 4 septembre 2025, je reçois mon ami Jean-Christophe Briant, économiste et spécialiste de notre secteur, dont l’analyse sur les enjeux et perspectives de l’habitat collectif senior sont précieuses et Marie Gouttenoire, fondatrice et animatrice d’un réseau d’accompagnement des projets d’habitat inclusif en région Auvergne-Rhône-Alpes.
Nous échangeons à bâtons rompus pendant près de 2 heures sur les enjeux et perspectives du marché.
Le lendemain, le Conseil d’État rend un avis sur l’éclatement de l’offre et la nécessité de mieux encadrer les projets.
Cette coïncidence temporelle révèle un secteur qui arrive à maturité, conscient de ses blocages, et prêt pour une clarification d'envergure.
Et, pour compléter les échanges du podcast, j’ai tenu à réaliser une analyse express de l’avis du Conseil d’État afin d’apporter de nouveaux éléments de réponse à LA question :
Comment créer un habitat inclusif en 2025 ?
Un secteur qui avance malgré ses contradictions
L'entretien du 4 septembre met un paradoxe en lumière : l'habitat inclusif se développe sur le terrain, mais peine à atteindre ses objectifs nationaux.
Des chiffres éloquents : seulement 1,36 place pour 1 000 personnes de 75 ans ou plus, très loin des 130 000 logements visés d'ici 2030.
Les porteurs de projets évoluent. Les bailleurs sociaux, initialement identifiés comme donneurs d'ordre privilégiés par la CNSA qui leur consacre son guide pratique de 2017, ne représentent qu'environ 10% des projets pour personnes âgées. Ce sont désormais les gestionnaires d'établissements médico-sociaux, les associations et les collectivités qui portent l'innovation.
Cette diversification témoigne de l'intérêt croissant pour ces solutions alternatives, mais elle complique aussi la lisibilité du secteur.
L'instabilité des financements publics freine les investissements, particulièrement en zone rurale où les moyens techniques sont limités. Le caractère très personnalisé des projets rend leur reproductibilité difficile, ralentit la montée en charge.
Un constat récurrent : naviguer dans le labyrinthe juridique actuel demande une expertise que peu d'acteurs maîtrisent. Cette complexité exclut de fait les porteurs de projets les plus modestes, crée des inégalités territoriales préoccupantes.
Le diagnostic sans appel du Conseil d'État
L'avis rendu le lendemain vient confirmer, avec la précision du droit, ces constats terrain1. Saisi par le Premier ministre face à la diversité croissante des formes d'habitat partagé, le Conseil d'État dresse un constat sans détour : nous vivons dans un "désordre statutaire" qui nuit à l'innovation sociale.
Les magistrats identifient des risques concrets et immédiats. L'insécurité juridique expose les porteurs de projets à des requalifications imprévisibles - un habitat inclusif peut soudain être requalifié en établissement médico-social, avec toutes les obligations que cela implique. Cette épée de Damoclès freine l'innovation et décourage les investissements.
La complexité excessive constitue le second écueil majeur. La superposition de statuts, l'absence de définitions claires, la coexistence de régimes d'exception et de droit commun rendent l'écosystème accessible aux seuls experts juridiques. Les associations locales et les petites collectivités se retrouvent de facto exclues de cette dynamique pourtant encouragée politiquement.
Cette confusion génère des inégalités territoriales flagrantes.
Exemple : l'aide à la vie partagée (AVP)2, laissée à l'interprétation départementale, varie considérablement selon les territoires. Cette disparité contrevient au principe d'égalité devant la loi et pénalise les habitants selon leur lieu de résidence.
Un panorama juridique à réorganiser
Face à ce constat, le Conseil d'État propose une approche systémique particulièrement éclairante. Plutôt que de créer de nouveaux statuts, il recommande de "clarifier, simplifier et mieux articuler" l'existant selon trois familles cohérentes.
La première famille regroupe les logements-foyers, incluant les résidences autonomie et les logements-foyers habitat inclusif. Cette catégorie bénéficierait d'un cadre rénové, notamment pour le "logement-foyer habitat inclusif" encore trop imprécis malgré la demande croissante.
La deuxième famille rassemble les statuts articulables avec l'habitat inclusif : colocation, habitat participatif, cohabitation intergénérationnelle solidaire, logement social. L'idée est de permettre des passerelles et des mutualisations d'outils réglementaires entre ces différentes formules.
La troisième famille concerne les habitats accompagnés spécifiques comme l'accueil familial ou les lieux de vie et d'accueil, qui répondent à des logiques différentes mais complémentaires.
Cette taxonomie permet d'assouplir certaines exclusions législatives jugées contre-productives. Par exemple, autoriser des habitats inclusifs en résidences services ou reconsidérer les incompatibilités à l'intérieur des familles de statuts.
Le Conseil d'État préconise également des critères plus simples pour différencier juridiquement l'habitat inclusif de l'établissement médico-social. L'idée de "présomptions réfragables" peut apporter la sécurité juridique tant attendue par les acteurs.
Légiférer ou réglementer : la question des moyens
Une question cruciale traverse l'avis : faut-il impérativement légiférer pour corriger ces dysfonctionnements ? La réponse nuancée du Conseil d'État mérite attention.
Une intervention législative est "recommandée mais pas absolument impérative au sens strict". Certaines clarifications peuvent relever du domaine réglementaire, mais les ambiguïtés les plus structurantes résultent directement de textes législatifs successifs (lois ASV, ELAN, 3DS, "Bien-vieillir"). Seules des modifications législatives peuvent donc supprimer certains obstacles juridiques fondamentaux.
L'enjeu : plusieurs statuts ou exclusions actuelles sont d'origine législative. Le Conseil d'État propose de revoir ou supprimer certaines interdictions inscrites dans la loi pour améliorer la cohérence du cadre.
Cette approche pragmatique reconnaît que certains ajustements immédiats sont possibles par décret ou arrêté, mais qu'une clarification robuste et pérenne nécessite majoritairement la voie législative.
Agir en attendant la clarification législative
Cette analyse ouvre des perspectives concrètes pour les acteurs du secteur. En attendant une éventuelle intervention du législateur, plusieurs leviers peuvent être activés immédiatement.
Au niveau des porteurs de projets, l'avis du Conseil d'État constitue une feuille de route précieuse. Les critères de distinction entre habitat inclusif et établissement médico-social, même s'ils restent à préciser réglementairement, offrent des garde-fous pour sécuriser les montages.
Les collectivités territoriales peuvent s'appuyer sur cette analyse pour harmoniser leurs pratiques. L'inégalité territoriale pointée par les magistrats appelle à une coordination renforcée entre départements, notamment sur l'interprétation de l'aide à la vie partagée.
Pour les investisseurs et les bailleurs, la perspective d'une clarification législative peut justifier des positions d'attente sur les projets les plus complexes, tout en accélérant ceux qui s'inscrivent clairement dans les catégories sécurisées.
Enfin, les associations et fédérations professionnelles disposent désormais d'un argumentaire structuré pour porter leurs revendications auprès des pouvoirs publics. L'avis du Conseil d'État légitime leurs demandes de simplification et peut faciliter le dialogue avec l'administration.
L'habitat inclusif sort renforcé de cette analyse institutionnelle. Loin de remettre en cause la pertinence de ces solutions, le Conseil d'État en souligne l'importance sociale tout en proposant les moyens de lever les obstacles à leur développement. Une perspective encourageante pour un secteur stratégique face au vieillissement de notre société.
Prestation sociale individuelle destinée aux personnes en situation de handicap et aux personnes âgées de plus de 65 ans qui choisissent de vivre dans un habitat inclusif. Elle finance le « projet de vie sociale et partagée » des habitants, c’est-à-dire l’animation, la coordination des temps de vie collective, la création de liens sociaux, et la mise en œuvre d’actions favorisant la participation sociale et la lutte contre l’isolement.