Intergénérationnel : la recette miracle qui marche... quand on l'oublie
De l'Ancien Régime aux entreprises modernes, analyse des succès et échecs : ça marche quand ce n'est pas le but recherché
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Je reviens aujourd’hui sur la notion de lien intergénérationnel que nous avons décortiqué avec mes invités lors du club de réflexion consacré à la création de communautés “vraiment intergénérationnelles”.
Nous avons évoqué le concept dans le cadre du lancement de projets qui doivent impliquer toutes leurs parties prenantes. Mais nous n’avons pas fait le tour du concept et j’ai donc envie de vous donner d’autres pistes de réflexion. D’une part sur les fondements historiques du lien intergénérationnel. D’autre part en étudiant des offres dans lesquelles l’intergénérationnel fonctionne et d’autres où ça peine à décoller.
À travers cette étude, j’essaie de répondre à LA grande question :
Comment utiliser l’intergénérationnel à bon escient dans une offre de services ?
Dans la France de l'Ancien Régime, la cohabitation intergénérationnelle était une évidence. Trois générations sous le même toit, transmission des savoir-faire de père en fils, entraide économique et sociale : l'intergénérationnel structurait la société. Aujourd'hui, ce terme resurgit dans de nombreux domaines, mais répond-il encore aux mêmes logiques ?
L'intergénérationnel n'a jamais été un concept en soi
Pendant des siècles, il constituait l'organisation sociale dominante, imposée par les contraintes économiques et démographiques.
Dans les familles élargies du sud de la Loire, plusieurs générations cohabitaient autour de l'exploitation agricole :
Les parents âgés transmettaient leur savoir,
Les enfants mariés perpétuaient l'activité,
Les petits-enfants apprenaient les gestes du métier.
Cette organisation répondait à des besoins précis
L'aîné héritait de l'exploitation et prenait en charge les parents vieillissants.
Les contrats de mariage prévoyaient les modalités de partage de la maison et des terres.
Cette cohabitation permettait de préserver l'intégrité du patrimoine, d'éviter le morcellement des terres et d'assurer la survie économique du groupe.
Cohabitation à durée limitée
Élément révélateur : cette cohabitation avait une durée naturelle - une dizaine d'années en moyenne. Elle n'était ni permanente ni idéalisée, mais fonctionnelle. L'intergénérationnel servait un objectif plus large : la transmission patrimoniale et la sécurité économique.
La rupture moderne et ses effets
Au XXe siècle, cette logique s'efface. L'industrialisation transforme les modes de production, l'urbanisation sépare les familles, l'école remplace en partie la transmission familiale. Le modèle de la famille nucléaire se généralise, les relations intergénérationnelles se distendent.
Cette évolution crée un vide
Les mécanismes naturels de transmission et d'entraide disparaissent sans être remplacés.
Les générations se côtoient sans se rencontrer vraiment, dans les entreprises, les quartiers, les transports.
Cette cohabitation passive remplace l'interaction active d'autrefois.
C'est dans ce contexte que naissent les tentatives modernes de "recréer" de l'intergénérationnel. Mais ces initiatives partent d'une logique inverse : au lieu de faire naître l'intergénérationnel d'un besoin concret, elles font de l'intergénérationnel un objectif en soi.
Quand l'intergénérationnel échoue : l'artifice révélé
L'habitat intergénérationnel : séduire sans convaincre
L'habitat intergénérationnel cristallise ces ambiguïtés. De nombreux projets naissent de l'idée qu'il suffit de faire cohabiter des personnes d'âges différents pour créer du lien social. Cette approche inverse la logique historique : au lieu de partir d'un besoin de cohabitation, on crée la cohabitation en espérant qu'elle génère du lien.
Les résultats sont décevants. Pourquoi une personne de 24 ans et une de 71 ans cohabiteraient-elles simplement parce qu'elles ont des âges différents ? Quels sont leurs points communs, leurs besoins partagés, leurs complémentarités ?
Ces projets dépendent massivement des subventions publiques et des incitations politiques. Cette dépendance révèle l'absence d'une demande naturelle suffisante pour soutenir l'offre de manière autonome.
Les services intergénérationnels : entre gadget et utilité
Certaines offres mettent l'intergénérationnel au centre de leur proposition : associations qui organisent des rencontres entre générations, plateformes qui mettent en relation jeunes et seniors pour "échanger", programmes de "solidarité intergénérationnelle".
Ces initiatives butent sur une question fondamentale : quel problème concret résolvent-elles ? Si l'objectif est de "créer du lien intergénérationnel", cela suffit-il à justifier l'investissement des participants ?
En revanche, les services qui utilisent l'intergénérationnel comme moyen pour atteindre un objectif précis rencontrent davantage de succès. L'aide aux devoirs par des retraités fonctionne parce qu'elle répond à un besoin éducatif identifié. Le jardinage partagé entre générations marche parce qu'il s'organise autour d'une activité concrète.
PS : si vous vous intéressez au jardinage, je vous recommande chaudement 2 newsletters britanniques : The Gardening Mind by Jo Thompson et
. Je les lis depuis plusieurs mois et elles sont aussi bien foutues et bien documentées que complémentaires, si le sujet “jardin” vous intéresse (ce qui est mon cas depuis que j’ai acheté une maison avec un jardin, en Normandie).La solitude comme révélateur
L'évolution des modes de vie conduit un nombre croissant d'individus à vivre seuls, par choix ou par contrainte. Cette réalité touche toutes les générations et crée de nouveaux besoins de lien social.
L'expérience du confinement de 2020-2021 éclaire cette dynamique. Tous ceux qui l'ont vécu seuls - qu'ils aient 25 ou 75 ans - partagent une expérience commune qui transcende les catégories générationnelles. Cette cohorte d'expérience crée des liens plus authentiques que l'appartenance à une même "génération" définie par le marketing.
Des initiatives naissent de cette réalité : groupes de discussion post-confinement, associations de soutien mutuel, réseaux d'entraide. Ces projets rassemblent différents âges autour d'une expérience partagée. L'intergénérationnel y émerge spontanément, non comme objectif mais comme conséquence d'un besoin commun.
Quand l'intergénérationnel réussit : retrouver la complémentarité
Le reverse mentoring : inversion des rôles, logique conservée
Dans des entreprises comme AXA, Danone ou BNP Paribas, de jeunes collaborateurs forment leurs aînés aux outils numériques. Cette inversion des rôles traditionnels répond à un besoin concret : combler la fracture numérique.
L'exemple de Clic & Moi montre cette dynamique hors du cadre professionnel
Cette entreprise a construit son succès sur la mise en relation entre étudiants formés et seniors éloignés du numérique. Avec 1 million d'euros de chiffre d'affaires en 2024, 5 000 étudiants formateurs et plus de 18 000 personnes accompagnées dans 300 villes françaises, Clic & Moi démontre la viabilité du modèle.
Leur réussite repose sur une logique claire : ils ne vendent pas de l'intergénérationnel, mais une solution à la fracture numérique.
L'intergénérationnel devient le moyen le plus efficace d'atteindre cet objectif. Les 70 grands groupes et collectivités qui financent leurs services paient pour des résultats mesurables d'inclusion numérique, pas pour de la "solidarité intergénérationnelle".
En savoir plus sur Clic & Moi ?
Lisez mon interview du fondateur de Clic & Moi, Aaron Teboul publiée le mois dernier dans
: L’éthique est au cœur de notre modèle, c’est ce qui fait notre différence.La cohabitation intergénérationnelle solidaire : quand le pragmatisme crée l'émotion
La cohabitation intergénérationnelle solidaire met en relation des personnes âgées disposant d'un logement spacieux avec des jeunes en recherche d'hébergement abordable. Le point de départ est pratique : résoudre deux problèmes distincts - l'isolement des seniors et les difficultés de logement des étudiants.
Cette cohabitation utilitaire débouche souvent sur des relations profondes et un partage riche. La jeune personne apporte sa vitalité et son aide quotidienne, la personne âgée offre son expérience et sa stabilité.
Cette réussite tient à l'inversion de la logique habituelle : au lieu de chercher à créer du lien intergénérationnel, on résout des problèmes concrets et le lien naît de cette cohabitation fonctionnelle.
Pour aller plus loin sur la cohabitation intergénérationnelle solidaire
Lisez l’étude que j’y ai consacrée pour Longévité :
Papa : structurer l'entraide
L'entreprise Papa a construit son modèle économique autour de la mise en relation entre étudiants et seniors. Les étudiants proposent compagnie, transport, accompagnement aux rendez-vous médicaux et initiation technologique.
Papa structure économiquement ce qui relevait autrefois de la solidarité familiale. L'entreprise ne vend pas de l'intergénérationnel mais des services concrets en s'appuyant sur la complémentarité entre les besoins des seniors et les compétences des étudiants.
Aller plus loin sur le modèle économique de Papa
J’ai consacré de nombreux articles à Papa, son modèle économique et les questions éthiques que soulève celui-ci (financement par les assureurs). Vous êtes nombreux à rechercher un partenaire assureur, cette lecture vous apportera d’utiles éclairages :
Les communautés d'intérêt : au-delà de l'âge
Les succès les plus durables naissent dans des communautés organisées autour d'un centre d'intérêt partagé plutôt que d'une volonté intergénérationnelle. Associations de jardinage, clubs de lecture, groupes de randonnée, ateliers créatifs : ces espaces rassemblent différentes générations autour d'une passion commune.
L'intergénérationnel émerge spontanément. Les plus expérimentés transmettent leur savoir-faire, les novices apportent leur enthousiasme et leurs idées nouvelles. La différence d'âge devient une richesse au service de l'activité partagée, sans être instrumentalisée.
La leçon de l'analyse
L'analyse des succès et des revers met en évidence un schéma récurrent : les initiatives intergénérationnelles prospèrent lorsqu'elles s'intègrent dans un cadre plus vaste, mais échouent systématiquement quand elles sont l'unique finalité. Cette règle traverse l'histoire et les domaines d'application.
Dans l'Ancien Régime, la cohabitation des générations servait la transmission patrimoniale. Dans les corporations, elle permettait l'apprentissage des métiers. De nos jours, le mentorat inversé contribue à l'évolution numérique, tandis que les groupes d'intérêt commun renforcent les liens sociaux à travers des activités collectives.
À chaque fois, l'intergénérationnel naît d'une nécessité ou d'une complémentarité objective. Il ne se décrète pas, il se constate. Il ne se vend pas, il se vit.
Cette logique éclaire les limites des approches marketing qui segmentent la population en "générations X, Y, Z" aux comportements supposés homogènes. Ces catégorisations, outre qu'elles gomment les différences sociales et culturelles, peuvent créer des oppositions artificielles là où pourraient naître des complémentarités.
Vincent Caradec, dans ses travaux de sociologie, distingue les générations (groupes partageant des expériences historiques communes) des cohortes (groupes nés à la même période). Cette distinction révèle que les liens les plus solides naissent d'expériences partagées plutôt que de dates de naissance communes.
Conclusion : retrouver la logique de la complémentarité
L'histoire et l'observation contemporaine convergent : l'intergénérationnel authentique naît de la nécessité et de la complémentarité, jamais de l'injonction ou de l'artifice. Dans l'Ancien Régime comme dans les entreprises modernes qui pratiquent le reverse mentoring, la rencontre des générations répond à des besoins concrets et produit des bénéfices mesurables.
Cette logique devrait guider ceux qui conçoivent des projets intergénérationnels. Plutôt que de partir du principe qu'il faut "rapprocher les générations", mieux vaut identifier les situations où les compétences et expériences de différents âges se complètent. Plutôt que de faire de l'intergénérationnel un objectif, en faire un moyen au service d'une finalité plus large.
Car au fond, l'intergénérationnel qui fonctionne est celui qui s'oublie. Quand un jeune développeur forme un cadre senior aux réseaux sociaux, quand un maître artisan transmet son savoir-faire à un apprenti, quand des passionnés de jardinage de tous âges partagent leurs expériences, personne ne se dit "nous faisons de l'intergénérationnel". Ils résolvent des problèmes, transmettent des savoirs, poursuivent des passions communes.
C'est la clé : cesser de faire de l'intergénérationnel un produit pour en retrouver l'essence - un processus naturel de complémentarité et de transmission qui naît quand les conditions objectives s'y prêtent.
Tout le monde peut commenter
À partir de juillet, j’ai décidé de donner à tous les lecteurs (et pas seulement les abonnés premium), la possibilité de réagir en commentaire. Je souhaite multiplier les opportunités de dialoguer avec mes abonnés afin de faire avancer la réflexion.
Très juste ! Les jeunes préfèrent dans l'ordre un logement individuel, une colocation entre pairs, et à défaut se rabattent sur la cohabitation intergénérationnelle. Les besoins des seniors isolés seraient mieux couverts si les marchés immobiliers étaient plus fluides, les incitant à déménager vers des cadres de vie adaptés à leurs préférences et aux aléas de l'avancée en âge.
Cher Alexandre, tout est dit ... Remarquable de pertinence ( https://sites.google.com/view/vestalia/accueil)