La Casa pivote après l'échec de son coliving intergénérationnel : les leçons d'une ambition contrariée
Lancé en 2023, le projet tourne court après seulement quatre mois : analyse des erreurs d'un leader du coliving face au marché senior
Bienvenue sur Longévité, la newsletter où j’étudie l’adaptation de la société au vieillissement et les projets des acteurs qui s’y consacrent.
La semaine dernière, j’avais annoncé un focus sur le marché prometteur de l’accompagnement de la ménopause, mais je n’ai pas récupéré toutes les données indispensables à une étude de qualité.
Je me suis donc mis en quête d’un nouveau sujet. Parcourant Linkedin avec avidité, je suis tombé sur une interview de Victor Augais, fondateur de la chaîne de coliving “La Casa”. L’entrepreneur y explique pourquoi son format d’habitat fonctionne si bien auprès des jeunes actifs1.
Cela m’a rappelé la tentative ratée de La Casa dans le coliving senior et j’ai décidé de vous partager une étude de cas sur ce projet semi-avorté.
Vous qui me connaissez savez que mon objectif est, en l’espèce, de conserver le regard froid, neutre et surplombant de l’analyste, d’éviter le pathos et la fausse bienveillance. De considérer la situation et d’en tirer des conclusions positives.
Et de répondre à LA grande question :
Comment créer un habitat partagé intergénérationnel qui intéresse vraiment des jeunes et des vieux ?
Le marché de l'habitat senior se prépare à une transformation profonde. Les premiers baby-boomers approchent de leurs 80 ans et, bien qu'ils n'aient pas encore massivement intégré les habitats partagés (RSS, RA, coliving), leur arrivée imminente pousse le secteur à repenser son offre.
Cette génération, qui a redéfini les codes de nombreux secteurs économiques, exprime déjà des attentes différentes en matière de logement. Plus connectée et disposant d'un pouvoir d'achat supérieur à celui de ses aînés, elle pourrait privilégier des solutions d'habitat innovantes.
Dans ce contexte évolutif, le coliving senior commence à émerger comme une alternative potentielle aux modèles traditionnels. Si aujourd'hui, l'âge moyen des résidents de ces structures reste comparable à celui des résidences services classiques – environ 83 ans – les opérateurs anticipent l'arrivée progressive d'une clientèle aux aspirations renouvelées.
Parmi les acteurs qui ont tenté d'anticiper cette évolution, La Casa, entreprise spécialisée dans le coliving pour jeunes actifs, s'est lancée dans l'aventure du modèle intergénérationnel en 2023.
Une tentative qui s'est soldée par un pivot stratégique après à peine quatre mois d'exploitation. Cette expérience offre des enseignements précieux sur les spécificités du marché senior et les écueils à éviter pour les entrepreneurs du secteur.
1. Le modèle original de La Casa : l'expertise du coliving “jeunes actifs”
Fondée en 2017 par Victor Augais, La Casa s'est imposée comme un acteur majeur du coliving pour jeunes actifs. Son concept repose sur une promesse claire : offrir un habitat partagé confortable dans les grandes villes, tout en créant du lien social.
"On s'adresse à des gens qui vivent une période de transition, qui changent de cadre, après une séparation, qui arrivent dans une grande ville et qui n'ont pas envie de vivre seuls", explique Victor Augais. Une réponse au sentiment de solitude qui touche particulièrement les jeunes actifs en France : plus de 50% disent se sentir isolés, contre seulement 7% des résidents de La Casa.
Le modèle opérationnel est clair : de grandes maisons où chacun dispose de sa chambre et de sa salle de bains, complétées par des espaces communs pour cuisiner et participer à des animations. Des services adaptés à la vie en communauté complètent l'offre, comme un fond de courses partagé ou la livraison mensuelle d'un repas à préparer ensemble.
Cette formule a séduit rapidement, permettant à l'entreprise d'ouvrir "plus de 40 maisons accueillant plus de 500 colocataires dans la proche banlieue parisienne ainsi qu'à Lille", selon la présentation officielle de La Casa.
Forte de ce succès, l'entreprise a cherché à diversifier son offre en 2023, en s'adressant au public senior.
2. L'échec du modèle intergénérationnel : autopsie d'un pivot
En 2023, La Casa lance son concept intergénérationnel à Alfortville, dans une maison de caractère de 400m². L'objectif : créer un habitat partagé pour seniors autonomes, en alternative aux résidences services classiques, tout en maintenant la mixité générationnelle qui caractérise leur modèle.
L'idée semblait prometteuse : permettre aux seniors de bénéficier du dynamisme des jeunes tout en offrant à ces derniers l'expérience de leurs aînés.
Pourtant, l'expérience tourne court.
Après quatre mois d'exploitation, La Casa pivote vers un modèle exclusivement senior, abandonnant l'ambition intergénérationnelle.
Dans un post LinkedIn du 13 juin 2023, Victor Augais explique cet échec par plusieurs facteurs :
Des rythmes de vie incompatibles entre jeunes actifs et seniors
Des besoins divergents en termes d'animations et d'activités
Des difficultés à créer une cohésion entre les générations
Les résultats étaient sans appel : un taux d'occupation de 75% seulement et une proportion de seniors limitée à 30% dans la résidence. Ces chiffres ont rapidement compromis la viabilité économique du projet.
Ce constat a conduit à la création des "Grandes Casas", conçues spécifiquement pour les seniors, abandonnant ainsi l'approche intergénérationnelle au profit d'une offre dédiée. Une offre qui reste toutefois restreinte dans le catalogue de La Casa puisqu’elle se limite aux deux mêmes maisons proposées depuis 2023.
En outre, l’offre senior se retrouve noyée dans un site web dont l’identité visuelle et le message s’adressent clairement à un public beaucoup plus jeune. Dans ces conditions, difficile d’imaginer le parcours client d’un senior pour découvrir cette offre dont la pérennité sur le site de La Casa interpelle.
3. Les fondamentaux manquants : ce que révèle cet échec
L'expérience de La Casa met en lumière plusieurs facteurs souvent sous-estimés par les entrepreneurs qui s'aventurent sur le marché du coliving senior.
Le manque d'expertise spécifique senior
Premier écueil : la méconnaissance du public senior. Leurs attentes, leurs besoins et leurs mécanismes de décision diffèrent profondément de ceux des jeunes.
La Casa a tenté d'adapter son modèle de coliving classique en y ajoutant quelques services inspirés des résidences seniors. Cette approche confirme que réussir dans le coliving traditionnel ne garantit pas le succès sur le marché senior, qui exige une expertise dédiée et une compréhension fine des attentes de ce public.
La sous-estimation des freins au changement
Déménager représente une décision majeure pour les seniors. Quitter un logement occupé parfois depuis des décennies pour intégrer un habitat partagé nécessite un accompagnement que La Casa n'avait probablement pas anticipé dans toute sa complexité.
La commercialisation d'une offre senior ne peut utiliser les mêmes canaux que pour les jeunes. Elle implique une compréhension des mécanismes de décision, souvent collectifs, impliquant la famille et les proches.
L'inadéquation entre l'offre et les attentes réelles
Si les seniors recherchent du lien social, leurs attentes en matière de vie collective diffèrent de celles des jeunes actifs. L'animation permanente, les repas partagés improvisés et l'ambiance communautaire qui séduisent les jeunes peuvent être perçus comme envahissants par les seniors, plus attachés à leur tranquillité.
Le positionnement choisi par La Casa, entre location classique et résidence senior, n'a pas convaincu. Sans doute parce qu'il manquait d'une proposition de valeur claire, spécifiquement pensée pour les seniors.
Les limites de la mixité générationnelle comme argument commercial
L'échec de La Casa révèle les limites de l'intergénérationnel comme argument marketing. Si cette cohabitation paraît séduisante en théorie, sa mise en pratique se heurte à des réalités quotidiennes complexes.
Les différences de rythme de vie, d'intérêts et d'habitudes génèrent des tensions. Sans une ingénierie sociale adaptée, la cohabitation intergénérationnelle reste difficile à concrétiser.
Et ce constat concerne les deux parties. Si la Casa intergénérationnelle n’a pas fait le plein, c’est certes un problème de recrutement des seniors, mais aussi de recrutement des juniors. Manifestement, le concept plait moins que les autres maisons à thème proposées par les Casas.
4. Vers des modèles viables : quelles alternatives ?
L'échec de La Casa ne condamne pas tout modèle intergénérationnel. D'autres approches, construites différemment, montrent des résultats plus prometteurs.
L'approche "senior-first" : l'exemple de La Maison de Blandine
Contrairement à La Casa, La Maison de Blandine a adopté une approche "senior-first". Leur concept répond d'abord aux besoins spécifiques des seniors, avec une expertise dédiée. L'intergénérationnel s'intègre ensuite comme un complément à une offre déjà solide.
La Maison de Blandine accueille principalement des seniors, tout en réservant quelques chambres à des étudiants qui animent le collectif et apportent de la jeunesse dans la résidence. Cette proportion inversée (majorité de seniors, minorité de jeunes) change la dynamique et semble offrir un équilibre plus pérenne.
Les conditions de réussite pour un modèle intergénérationnel
Le succès d'un habitat partagé intergénérationnel repose sur plusieurs facteurs clés :
Une expertise du public senior, de ses besoins et de ses attentes
Une ingénierie sociale facilitant la cohabitation et prévenant les tensions
Un équilibre démographique réfléchi, généralement en faveur des seniors
Des espaces et des temps communs favorisant les interactions positives
Un accompagnement personnalisé vers ce nouveau mode d'habitat
Les enseignements pour les entrepreneurs du secteur
Pour les entrepreneurs du marché de l'habitat partagé senior, l'expérience de La Casa livre des enseignements essentiels :
Développer une expertise dédiée au public senior
Construire une proposition de valeur différenciante
Créer une offre spécifique plutôt qu'adapter un modèle existant
Considérer l'intergénérationnel comme un complément, non comme un fondement
Investir dans l'accompagnement du changement
Conclusion
L'échec du modèle intergénérationnel de La Casa illustre la complexité du marché du coliving senior. Il ne suffit pas d'adapter un concept qui fonctionne pour les jeunes, mais il faut repenser l'offre à partir des besoins spécifiques des seniors.
L'intergénérationnel reste viable, mais il doit s'intégrer à une offre centrée sur les seniors et non l'inverse. Les modèles comme La Maison de Blandine, qui placent l'expertise senior au cœur de leur approche tout en intégrant une dimension intergénérationnelle mesurée, ouvrent une voie prometteuse.
À l'heure où le marché de l'habitat senior se transforme, cette leçon est précieuse. Elle confirme que l'innovation réussie ne consiste pas à transposer des modèles existants, mais à construire des solutions véritablement adaptées aux spécificités de chaque public. Une exigence particulièrement importante lorsqu'il s'agit d'accompagner les seniors dans l'un des changements les plus significatifs : celui de leur lieu de vie.
Interview réalisée par Florence Jaillet et publiée par le média Impact le 23 février 2025