La cryonie ou l'art de mourir en espérant que les autres vous ressuscitent
Entre fantasmes technologiques et hystérie morale, analyse d'un débat qui révèle nos contradictions sur l'autonomie individuelle
Bienvenue dans la newsletter Longévité où j’analyse les enjeux, les perspectives et les fondements de la société de la longévité. Un monde où nous vivrons tous plus vieux et - souhaitons-le - plus heureux.
Aujourd’hui, je mets les pieds dans le plat de l’éthique avec un sujet relatif à la liberté, au libre arbitre et aux limites que nous cherchons parfois à y mettre.
Je ne vais pas parler de la fin de vie, mais de l’étape d’après.
Et je ne vous en parle pas juste pour vous présenter le marché - très niché - de la cryonie, mais aussi pour vous inviter à réfléchir aux limites que vous êtes prêts à accepter ou imposer quand il s’agit de votre liberté et celles de vos proches.
Parce que j’entends souvent un discours contradictoire relatif à l’autonomie des seniors qu’on voudrait bien préserver, mais en mettant toujours plus de limites à ce que ces derniers ont le droit de faire, surtout quand ils “perdent” leur autonomie.
Et donc, à travers ce sujet sur la cryonie, je me pose LA grande question libérale :
Comment garantir au citoyen une liberté absolue de décision sur sa vie dans une société qui cherche à réglementer tous les aspects de nos vies ?
La dissolution de juin 2024 a mis un terme au débat houleux sur la fin de vie. Un débat qui oppose deux visions antagonistes de notre rapport au corps et à l'autonomie individuelle.
D'un côté, les défenseurs d'un modèle social où la préservation de la vie prime sur tout, jusqu'à son terme naturel, quelles que soient les volontés individuelles. De l'autre, les libéraux qui considèrent que l'homme seul décide de sa destinée, propriétaire absolu de son corps et seul maître des choix qui le concernent.
Cette opposition fondamentale ne se limite pas à la fin de vie. Elle traverse tous les débats touchant à la libre disposition de son corps.
Un sujet cristallise particulièrement ces tensions, bien que concernant une infime minorité : la cryonie.
Cette pratique expérimentale, qui vise à préserver le corps humain à très basse température dans l'espoir d'une résurrection future, pose frontalement la question des limites de notre autonomie corporelle.
Car au fond, comment justifier que nous défendions l'autonomie des personnes âgées tout en leur imposant des décisions au nom de leur sécurité ou du bien-être collectif ?
Comment prôner la liberté individuelle tout en la limitant dès qu'elle sort des sentiers battus ?
Qu'est-ce que la cryonie ?
Avant d'aller plus loin dans ce débat, clarifions ce qu'est - et n'est pas - la cryonie. Il ne s'agit pas de congeler des corps, comme l'imaginent souvent ses détracteurs.
La cryonie, ou cryoconservation, est un processus sophistiqué de vitrification qui vise à préserver un être humain à très basse température (-196°C) dans l'espoir qu'il puisse être ramené à la vie dans un futur où la science aura suffisamment progressé.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : à peine plus de 300 personnes sont actuellement cryoconservées dans le monde, principalement aux États-Unis.
Environ 1500 personnes ont signé un contrat pour l'être à leur mort. Une goutte d'eau dans l'océan démographique. Pourtant, peu de sujets suscitent autant de réactions passionnées.
Le processus est complexe : après la déclaration légale du décès, le corps est rapidement refroidi tandis que le cœur et les poumons sont maintenus artificiellement.
Une solution cryoprotectrice remplace progressivement le sang pour éviter la formation de cristaux de glace qui endommageraient les tissus. Le corps est ensuite amené à une température de -124°C où l'eau se transforme en une substance vitreuse, avant d'être conservé dans l'azote liquide à -196°C.
Tout ou partie ?
Cette procédure peut concerner soit le corps entier, soit uniquement le cerveau - une option appelée "neuropreservation".
Ce choix n'est pas anodin : il reflète la conviction des cryonistes que l'identité d'une personne réside essentiellement dans son cerveau, siège de la personnalité et des souvenirs.
Dans leur vision, si les technologies futures permettaient de restaurer un cerveau intact sur un corps synthétique, la personne aurait effectivement "survécu".
Ce choix a aussi des implications pratiques : chez Alcor, principale entreprise du secteur, la cryoconservation du corps entier coûte 200 000 dollars, contre 80 000 dollars pour la seule préservation du cerveau.
Un écart significatif qui illustre bien les arbitrages auxquels sont confrontés ceux qui envisagent cette option, entre considérations philosophiques sur l'identité et contraintes matérielles.
Les arguments des partisans : une question de liberté fondamentale
Pour les défenseurs de la cryonie, l'enjeu dépasse largement la simple question technique. Il s'agit avant tout d'un droit fondamental : celui de disposer librement de son corps et de tenter tout ce qui est possible pour préserver sa vie, même si les chances de succès sont infimes.
Leur raisonnement s'articule autour de plusieurs points clés. D'abord, l'autonomie individuelle : dans une société qui valorise la liberté de choix, pourquoi refuser à quelqu'un le droit de tenter cette expérience ? La cryonie ne nuit à personne, elle est financée par ceux qui y ont recours, et elle repose sur un consentement éclairé.
Ils soulignent également le caractère rationnel de leur démarche. Face à la mort certaine, même une faible chance de survie future peut sembler préférable. Comme ils le font remarquer, si vous étiez gravement malade au XIXe siècle, n'auriez-vous pas souhaité être maintenu en vie jusqu'à l'invention des antibiotiques ?
Plus fondamentalement, ils voient la mort différemment : non pas comme un événement unique et définitif, mais comme un processus qui pourrait, théoriquement, être inversé. Ils comparent la cryonie à une forme de soins intensifs prolongés, transférant le patient vers "l'hôpital du futur".
Les objections : entre scepticisme scientifique et résistance morale
Face à cet optimisme, les critiques sont nombreuses et multiformes. Les objections scientifiques d'abord : la vitrification cause des dommages cellulaires importants, chaque organe nécessite des protocoles différents, et la préservation du cerveau - où réside notre identité - pose des défis particulièrement complexes.
Certains scientifiques estiment qu'il faudrait un million de microscopes électroniques fonctionnant en parallèle pendant dix ans rien que pour cartographier un cerveau humain avec la technologie actuelle.
Mais les objections les plus viscérales sont d'ordre moral et philosophique. La cryonie bouscule nos représentations de la mort et soulève des questions troublantes sur l'identité.
La personne potentiellement réanimée serait-elle vraiment la même ? Qu'est-ce qui fait qu'une personne est elle-même : son corps ? Son cerveau ? Ses souvenirs ? Ou quelque chose de plus immatériel ?
Les critiques sociétales sont également nombreuses.
Certains y voient une forme d'égoïsme, arguant que l'argent investi serait mieux utilisé pour aider les vivants d'aujourd'hui.
D'autres s'inquiètent des implications démographiques si la technique fonctionnait.
Les plus conservateurs y voient une tentative présomptueuse de "jouer à Dieu".
Conclusion : le véritable enjeu derrière la cryonie
Au-delà du débat sur la faisabilité technique de la cryonie se cache une question plus fondamentale : celle des limites que nous imposons à l'autonomie individuelle.
Si les cryonistes représentent aujourd'hui une population statistiquement négligeable - à peine plus de 300 personnes cryoconservées dans le monde - leur combat révèle nos contradictions collectives face à la liberté individuelle.
Car au fond, que reproche-t-on vraiment à la cryonie ?
D'être une tentative probablement vouée à l'échec ?
De défier nos conceptions traditionnelles de la mort ?
Ou plus profondément, de remettre en question le contrôle que la société estime avoir sur les corps de ses membres ?
La virulence des réactions face à cette pratique marginale est révélatrice. Elle illustre notre difficulté à accepter que des individus puissent faire des choix radicalement différents concernant leur corps, même lorsque ces choix n'affectent qu'eux-mêmes.
Une difficulté que l'on retrouve dans de nombreux autres débats contemporains : fin de vie, usage de substances psychoactives, modifications corporelles...
Le paradoxe est saisissant : nous célébrons l'autonomie comme valeur fondamentale tout en la limitant dès qu'elle s'exprime de manière non conventionnelle.
Nous défendons le droit de chacun à disposer de son corps tout en établissant des limites basées sur nos propres conceptions morales ou sociétales.
La cryonie, au-delà de ses aspects techniques et de ses promesses incertaines, nous confronte ainsi à une question essentielle : jusqu'où sommes-nous prêts à respecter réellement la liberté individuelle ?
La réponse à cette question dépassera largement le cadre de cette pratique expérimentale.
Elle dessinera les contours de notre rapport futur à l'autonomie corporelle, dans un monde où les possibilités technologiques ne cesseront d'élargir le champ des choix individuels.
Intéressant comme d'habitude.
Il y a cependant un aspect liminaire au débat.
Quelle est la proportion de "citoyens" qui aspirent consciemment à une liberté absolue?
Je crains quelle soit infinitésimale si nous observons le monde dans lequel nous évoluons.
En effet tout est régie sur la recherche de la satisfaction immédiate occasionnant une addiction à une consommation débridée couteuse (et souvent débile) nous empêchant la construction d'une autonomie financière qui serait un facteur déterminant (certes pas le seul) de notre liberté absolue.