L'avenir incertain de l'habitat inclusif
Je décortique les 3 malentendus qui ralentissent sa croissance
Mercredi dernier, la Banque des Territoires organisait une matinée consacrée à l’avenir de l’habitat inclusif. Réunies en table ronde, 5 autorités ont partagé leurs idées, attentes, points de vue et visions sur ce dispositif.
Un dispositif ?
Un dispositif qui permet à un collectif de citoyens dépendants ou handicapés de cohabiter dans un environnement sûr, encadré et… Bienveillant.
Un dispositif qui a été sanctuarisé par la Loi Elan (2018).
Un dispositif dont la pertinence et l’utilité ont été formalisées par le rapport Piveteau-Wolfrom (2020)1.
Un dispositif qui a connu une croissance inédite grâce à la création d’une aide publique payée par les départements, l’aide à la vie partagée. Elle finance l’animation (2021).
Un dispositif dont la croissance a ralenti pour diverses raisons que j’analyse, à l’aune de ce que les invités à la table ronde susmentionnée nous ont communiqué.
Je vous propose un plan thématique autour des trois grands malentendus à propos d’habitat alternatif / inclusif.
1er Malentendu: L’habitat inclusif a été inventé pour répondre au besoin des adultes handicapés, pas des seniors dépendants.
Avant d'être reconnu par la Loi ELAN et le rapport Piveteau-Wolfrom, l'habitat inclusif a évolué lentement. Et il s’est d’abord développé dans le monde des handicaps. Je dis les handicaps car les associations et les réseaux d'aide sont spécifiques à chaque “famille” de handicap.
Les habitats inclusifs ont suivi cette logique, se développant pour répondre à des familles spécifiques de handicap : les jeunes autistes, les cérébro-lésés, les épileptiques, les non-voyants, les malentendants, les personnes souffrant de troubles psy (hors autisme), etc.
Pré-loi ELAN / AVP, les projets étaient exclusivement portés par des associations dans l’intention d’offrir à leurs bénéficiaires une alternative à l’institutionnalisation. Alternative déterminante, compte tenu d’une très faible capacité d’accueil institutionnel pour les adultes souffrant d’un handicap.
Les porteurs de projets devaient déjà s’appuyer sur les financements publics et caritatifs pour exister. Ils étaient pénalisés par l’absence d’un statut juridique qui aurait rassuré leurs parties prenantes. Cette absence de statut entraînait trois difficultés.
Trouver un foncier communal pas cher (la commune se méfiait)
Financer la conception (personne ne comprenait de quoi il s’agissait)
Financer le fonctionnement en mutualisant les aides. Ce n’était pas possible, jusqu’à un revirement dans la doctrine de l’IGAS qui a validé la possibilité de mutualiser la PCH pour financer des intervenants collectifs.
Si déjà à cette époque des projets pour les seniors entraient dans le champ de l’habitat inclusif, ils étaient minoritaires. Selon le rapport DGCS de 20172, 60% des projets s’adressent au handicap et 40% aux personnes âgées.
C’est logique pour deux raisons.
Raison 1 : le manque d’alternatives
Nous l’avons vu, les alternatives sont peu nombreuses dans le champ du handicap, car l’offre médico-sociale est à la fois insuffisante et peu souhaitable pour ces publics. Certes, vous pourriez me rétorquer que c’est pareil pour les seniors et vous auriez raison à deux nuances près : la durée de séjour et le projet de vie.
Parcours résidentiel d’un jeune majeur handicapé
Un jeune majeur handicapé qui s’installe dans un habitat inclusif franchit le seuil de la première maison qui ne soit ni celle de ses parents, ni une institution.
Il s’installe pour la première fois dans un vrai logement à lui, entouré par des pairs et des éducateurs qui veulent l’aider à acquérir son autonomie. Selon son handicap, il pourrait passer des années dans ce logement ou bien l’utiliser comme un sas qui lui donnera la confiance et l’assurance nécessaires pour s’installer un jour dans un nouveau logement, à lui, dans le diffus. Celui auquel nous aspirons tous, et dans lequel, sondage après sondage, plus de 90% des citoyens déclarent désirer finir leur vie.
Parcours résidentiel d’une personne âgée en colocation
C’est ce logement-là qu’une personne âgée qui dépend des autres quitte pour vivre dans un lieu plus adapté et pour un séjour plus court. Ce déménagement est souvent la dernière étape de son parcours résidentiel.
Bien sûr, le but des habitats inclusifs est d’offrir tout le confort et le soutien pour rendre la vie plus agréable. Mais la destination d'un habitat inclusif PA diffère de celle de l’habitat inclusif PH3.
Pour les PH, c’est une maison où l’on s’installe sur le temps long, car c’est la seule possibilité pour vivre une vie autonome, sans dépendre de ses parents ni d’une institution à l’ambiance pesante.
Pour les PA, c’est d’abord une alternative à l’EHPAD. Même si l’on doit souhaiter que l’habitat inclusif se développe en dehors de l’ombre de l’EHPAD, il est aujourd’hui tellement présent dans notre imaginaire qu’on n’imagine pas l’habitat inclusif autrement que comme son évitement. Je reviens sur cette question dans la troisième partie.
Raison 2 : la diversité des situations côté habitat seniors
Sur le handicap, les choses sont carrées puisque les projets sont spécialisés par typologie de handicap. Le logement est adapté à la pathologie spécifique des hôtes et le collectif constitué de personnes qui y font face.
Dans un rapport CNSA de 20224, des chercheuses en sciences sociales ont réalisé des immersions dans 5 logements inclusifs, pour seniors ou adultes handicapés, afin d’étudier les dynamiques collectives et comprendre ce qui peut faire le succès (ou non) d’un collectif.
L’une des immersions est réalisée dans une structure dédiée aux jeunes épileptiques. Cette partie, émouvante, met en lumière la solidarité et l’entraide entre les habitants. Souffrant du même mal, connaissant les symptômes et sachant gérer les crises, les épileptiques se serrent les coudes dans les situations difficiles, veillent les uns sur les autres et se soutiennent mutuellement.
À moins qu’il s’adresse spécifiquement aux malades d’Alzheimer, l’habitat inclusif pour seniors aura une vocation généraliste. Il s’ouvre à tous les seniors, fixant parfois une limite en termes de GIR, mais sans définir avec précision les profils et pathologies.
Or, les gériatres vous le diront, la variété des pathologies, troubles et limitations fonctionnelles que peut développer une personne âgée est infiniment plus vaste que le champ du handicap délimité pour l’habitat inclusif pour personnes handicapées.
Et donc, si vous ouvrez un habitat inclusif pour personnes âgées, vous ne pouvez pas anticiper toutes les situations. Vous ne pouvez pas savoir de quoi vos locataires pourraient souffrir. Cette absence de spécificité rend plus difficile la recherche de clients, puisque vous vous adressez littéralement à tout le monde. Elle rend aussi plus difficile votre identification par les services sociaux qui ne savent pas bien vous catégoriser.
Enfin, à la différence du collectif spécifique, vous serez confrontés à des personnes qui se retrouvent réunies entre elles non pas du fait d’un handicap, qui justifierait leur réunion, mais du fait de leur âge.
Le rapport CNSA susmentionné s’intéresse à cette situation et montre que, dans les habitats seniors, le plus gros enjeu est de construire un collectif entre des personnes qui n’ont pas vécu en communauté pendant la majeure partie de leur existence et doivent désormais s’habituer - et supporter - les autres (et leur entourage).
Deux enjeux derrière ce malentendu :
L’équilibre financier d’un habitat inclusif PA ne peut pas reposer sur les mêmes ressources financières qu’en PH : aides individuelles mutualisées + AVP : les aides sont plus élevées dans le handicap et tous les habitants les perçoivent, elles sont plus pérennes et peuvent être mutualisées. Ce n’est pas le cas côté PA.
L’acquisition et la conversion de nouveaux clients ne peuvent pas fonctionner non plus de la même façon. Les réseaux PH sont très structurés et les alternatives peu nombreuses. Côté PA : aucun vrai réseau, de nombreuses alternatives et des personnes qui perçoivent l’habitat inclusif comme une alternative à l’EHPAD.
2è Malentendu: Les investisseurs perçoivent l’habitat inclusif comme un projet immobilier, pas une prestation de service
La table ronde de la Banque des Territoires recevait les représentantes de deux structures qui investissent dans l’habitat inclusif :
Carole Zaccheo, directrice de l’investissement à la MAIF
Nathalie Caillard, présidente du directoire d’Ampère Gestion, la structure de CDC Habitat qui développe les projets d’habitat inclusif, notamment à partir du fonds d’investissement créé par la MAIF.
La plus value de 5%
Et ces deux intervenantes ont corroboré une thèse d’investissement que j’ai déjà entendue auprès d’autres fonds qui investissent dans l’habitat inclusif : l’attente d’un taux de rentabilité à 5% sur 5 ou 10 ans.
Les investisseurs veulent réaliser une plus value de 5% sur les montants investis dans l’immobilier, ce qui amène les fonds à privilégier des actifs convertibles en habitations “grand public” si le projet d’habitat inclusif fait chou blanc.
Toute la discussion a donc porté sur la valorisation immobilière et les critères qui permettent à un fonds de valider la pertinence d’un investissement, mais aussi ses aménagements, son cachet, son environnement (proximité des commerces, des lignes de transport), son public cible, etc.
La place de l’immobilier dans le projet
OK, c’est un projet dans lequel l’immobilier joue une part importante, attendu qu’il s’agit de réunir un collectif d’habitants dans une habitation.
Mais le problème de ces considérations d’investisseur, c’est qu’elles font oublier que l’essentiel de l’habitat inclusif ne réside pas dans la maison, mais dans ce qu’il y a dedans.
Et donc, que l’habitat inclusif ne devrait pas se penser comme un produit immobilier, mais comme un service. Ce qui fait l’habitat inclusif, c’est son animation. C’est la qualité du projet de vie sociale que les concepteurs du lieu vont insuffler.
Je vous prends un exemple qui n’a rien à voir, histoire de vous aider à comprendre mon point de vue.
Le Club Med et Center Park
Quand le Club Med a été lancé par Gilbert Trigano, c’était un club de vacances en Corse où de jeunes adultes campaient sous des tentes et partageaient les joies d’un séjour en collectivité.
Hier
Les premiers Club Méditerranée “en dur” reprenaient ce concept. On n’y venait pas pour le logement, on y venait pour vivre une expérience collective, animée par des Gentils Organisateurs qui faisaient littéralement l’ambiance du Club.
C’est ce que vous retrouvez dans le film de Patrice Leconte, Les Bronzés (1979). Un groupe de jeunes actifs qui ne se connaissent pas passe une semaine dans un village de cases au Sénégal et tout le sel du séjour repose dans les activités et l’ambiance créée par les animateurs.
Aujourd’hui
Le Club Med d’aujourd’hui n’a qu’une lointaine parenté avec le concept historique. L’animation n’y est plus la raison principale du séjour. Il reste des animateurs, mais ils sont moins présents, moins engagés et surtout, ils ne sont plus omniprésents. Ils sont en général présents sur les activités sportives. Si vous jouez au tennis, vous allez constituer un petit collectif spécifique avec les autres joueurs et l’animateur tennis. Mais cela n’aura aucune incidence sur les autres GM ni sur l’ambiance générale du Club.
Enfin, si vous séjournez dans un village Center Park, vous pouvez constater que l’animation y est inexistante.
Et donc, le collectif ne se constitue pas de la même façon. Sans animation, le collectif n’existe pas. C’est l’animation qui cimente le collectif et lui donne sa raison d’être. Pas le bâti.
Comment l’appliquer à l’habitat inclusif ?
Pour reboucler sur notre sujet, il y a je pense un énorme quiproquo sur la zone de création de valeur dans l’habitat inclusif.
Les investisseurs et entrepreneurs qui se focalisent sur le bâti se trompent de projet. Ils ne font pas de l’habitat inclusif, ils font de la promotion immobilière.
Si la valeur d’un projet d’habitat inclusif repose sur le projet de vie, l’animation et l’organisation du collectif, c’est aussi cela qu’il faudrait d’abord développer, donc financer.
Des projets récents comme Domani, La Maison de Blandine, CetteFamille adoptent cette approche en refusant d’être promoteurs immobiliers ou d’intégrer le volet immobilier à leurs projets.
Cette stratégie n’est ni la plus simple, ni la plus rentable, mais elle permet de recentrer les projets sur leur finalité de conception et d’animation d’un collectif. Et je pense, avec d’autres observateurs de l’écosystème, que c’est ici que se situe le gisement de valeur sociale. D’impact.
Deux enjeux derrière ce deuxième malentendu :
Changer d’approche du côté investisseur,
Construire des partenariats entre promoteurs et animateurs afin de renforcer les projets sans les dénaturer.
3è Malentendu: Les pouvoirs publics ont du mal à situer l’habitat inclusif par rapport à l’EHPAD
Dans l’étude DGCS 2017, les conseils départementaux n’ont pas d’hésitations sur l’offre d’habitat inclusif PA/PH. Il s’agit d’une offre qui complète le panel médico-social existant.
Pour Luc Broussy, qui intervenait à la table ronde de la Banque des Territoires, le constat est le même. Il n’y a pas de comparaison possible entre l’EHPAD et l’habitat inclusif.
D’un côté, nous avons 7500 établissements qui accueillent environ 650 000 personnes âgées dépendantes.
De l’autre, nous avons une offre qui se développe lentement, qui bénéficie au mieux à 10 000 personnes, dont 4 000 personnes âgées et dont les perspectives de croissance sont loin d’atteindre le vœu pieux formulé par MM Piveteau et Wolfrom de disposer de 140 000 places à horizon 2030.
L’EHPAD ne va pas disparaître, il n’est pas menacé par l’habitat inclusif qui représente une offre différente, qui s’adresse à un public différent et qui, en l’état, reste une option très marginale.
Une marginalité qui risque de se pérenniser si rien ne bouge chez le législateur. En effet, le marché est comme tétanisé depuis 18 mois environ, pour plusieurs raisons qui se renforcent mutuellement.
Les causes d’un marché tétanisé
Les opportunités de développer cette offre sont freinées par la conjecture, qui rend complexe les transactions immobilières et la construction, ainsi que par les doutes, du côté des collectivités locales et des bailleurs sociaux, sur la nature profonde de l’habitat inclusif.
En effet, les récents contentieux autour de la norme incendie des ERP dont on ne sait toujours pas si elle doit ou non s’appliquer à l’habitat inclusif (voir mon dossier sur ce sujet) ainsi que les requalifications de plusieurs habitats inclusifs en établissements médico-sociaux envoient des messages incohérents.
Certains CD ralentissent la construction des projets car ils ne veulent pas que la CNSA ou les ARS considèrent qu’ils n’ont pas besoin de nouveaux EHPAD puisqu’ils développent de l’habitat inclusif.
Des bailleurs sociaux qui avaient une velléité de créer des habitats inclusifs ne veulent pas se retrouver contraints par des normes incendies qui augmenteraient fortement le coût de construction et d’exploitation.
Des collectivités locales craignent qu’un projet requalifié les desserve, puisque cela conduirait à une fermeture pure et simple et donc à renvoyer à l’EHPAD les habitants qui ont choisi cet habitat pour éviter l’EHPAD.
Des exploitants réclament la qualification d’habitat privé, afin de pouvoir s’organiser et surtout d’organiser la prestation de services médico-sociaux dans leurs logements sans risquer de se faire taper sur les doigts parce que l’auxiliaire de vie réalise sa prestation dans les parties communes.
Ce sont ces zones d’ombre qui devraient être éclairées si l’habitat inclusif se dotait d’une réglementation complète qui en préciserait mieux le statut (habitat ou ERP).
Et donc, pour remédier à ce troisième malentendu, il convient simplement d’attribuer à l’habitat inclusif un statut d’habitat ?
En gros, dire que c’est du diffus géré selon les règles de droit commun et que l’organisation se fait selon des modalités de droit privé entre les parties ?
Peut-être serait-ce le plus pragmatique. Mais il reste à trancher les questions relatives à l’animation et l’organisation, car selon moi, comme je l’ai expliqué plus haut, la valeur ajoutée de l’habitat ce n’est pas l’endroit, c’est l’équipe.
Il conviendrait donc de faciliter la création, sans risquer de léser les bénéficiaires, et en trouvant une définition qui fasse la part belle à l’organisation et considère le lieu comme un accessoire.
Des idées ?
Pour comprendre les enjeux et perspectives de ce rapport, lisez l’analyse réalisée par Sweet Home en juin 2020 : https://sweet-home.info/etudes-de-cas/habitat-inclusif/points-cles-rapport-piveteau-wolfrom-habitat-inclusif/
Enquête nationale relative à l’habitat alternatif / inclusif, synthèse des résultats - DGCS 207 (télécharger)
Les professionnels de la dépendance emploient souvent les abréviations PA (personnes âgées) et PH (personnes handicapées) pour distinguer les politiques publiques et spécificitées de chaque catégorie de bénéficiaires.
Rapport du 30.03.2022 : Inclure et sécuriser dans les habitats alternatifs, par Noémie Rapegno et Cécile Rosenfeld, sous la direction scientifique de Marie-Anne Bloch. (télécharger)
Merci Alexandre. Il est quand même intéressant de s'apercevoir que nombre de projets (dont celui dnt tu parles aujourd'hui) ne sont en fait que des projets immobiliers avec une recherche de rentabilité, avec des facteurs connus et maitrisés. Mais cela commencerait à changer ??
Analyse Intéressante comme très souvent.
Sa lecture m'a laissé cependant un goût désagréable.
En ce sens que l'Etat et sa cohorte de "sachants" n'apparait pas du tout comme un FACILITATEUR.
D'autre part les acteurs dits "privés" me semblent totalement à la remorque des premiers.
Le plus souvent consentant et demandeur de la "bonne parole". Si j'en juge par le nombre de rapports officiels qui vont être (et ont été) la source d'encore plus de réglementation.