Les zones bleues n'existent pas (mais ça rapporte quand même)
Entre fraude aux pensions, données bidon et villes qui paient des millions pour une certification inutile : autopsie du plus beau conte de fées de la longévité.
Bienvenue dans Longévité, où j’analyse les dernières tendances de la Silver économie. Dans cette édition, je décortique le mythe des zones bleues – ces régions où l’on vivrait centenaire – et révèle pourquoi ce concept, malgré ses failles scientifiques béantes, continue de prospérer.
Alors que des recherches récentes remettent en question l’existence même de ces “zones de longévité exceptionnelle”, des dizaines de villes américaines paient des fortunes pour obtenir la certification Blue Zones Project.
Entre science approximative et marketing bien rodé, l’écart est vertigineux.
Mon enquête croise deux sources : mon propre travail de recherche pour mon livre sur la longévité, et une investigation publiée par Shayla Love dans The New Republic qui démonte méthodiquement le mythe.
Ce qui en ressort ?
Une leçon brutale sur notre propension à croire aux solutions miracles – surtout quand elles sont joliment emballées.
L’origine de mon enquête : Marie-Claire et la méthode des personas
Un chapitre, une question, un persona
Dans mon livre sur la longévité, j’ai fait un choix méthodologique particulier : construire chaque chapitre autour d’une question concrète, incarnée par un persona appelé Marie-Claire. Cette approche permet au lecteur de s’identifier à la situation avant de plonger dans l’analyse.
Le principe est simple : plutôt que de bombarder le lecteur avec des concepts abstraits, je commence par une mise en situation réaliste. Marie-Claire entame son parcours comme l’aidante qui doit faire des choix pour ses parents, ce qui la conduit à s’interroger sur son vieillissement et sa longévité.
Dans l’un des chapitres, Marie-Claire vient de divorcer et envisage de quitter Paris pour Royan, cette petite ville côtière où elle ne connaît personne. Elle est convaincue qu’elle va “enfin pouvoir bien vieillir” là-bas. Pendant ce temps, ses parents s’accrochent à leur maison inadaptée, persuadés qu’ils ne la quitteront jamais.
Entre ces deux positions – la fuite géographique et l’immobilisme têtu – Marie-Claire cherche sa voie. Et pour illustrer mon analyse, je me suis appuyé sur mes travaux consacrés aux Zones Bleues, concept dont j’ai découvert l’existence en visionnant le TED de Susan Pinker (The Secret to live longer may be your social life, avril 2017).
Mon TED talk préféré (et mon premier mensonge par omission)
Cette psychologue canadienne montre que le facteur le plus puissant de longévité n’est ni l’alimentation ni l’exercice, mais la qualité et l’intensité de la vie sociale en face-à-face.
“Si la génétique ne compte que pour 25% dans cette longévité exceptionnelle, 75% sont dus au mode de vie. Mais le facteur clé n’est pas celui qu’on croit.”
Elle part de l’exemple d’un « blue zone » en Sardaigne, où l’on compte jusqu’à dix fois plus de centenaires qu’en Amérique du Nord. Les analyses montrent que la génétique explique 25% de cette longévité, le reste étant lié au mode de vie.
Enfin une explication scientifique solide ! J’ai creusé le sujet, découvert les travaux de Dan Buettner dans le National Geographic et lu tout ce qui avait été publié sur le sujet. La synthèse, vous la connaissez par cœur :
Cinq régions du monde – Sardaigne, Okinawa, Ikaria, Nicoya au Costa Rica, Loma Linda en Californie – concentrent une proportion exceptionnelle de centenaires en bonne santé.
Et comme tout bon journaliste enthousiaste (lire : naïf), j’ai produit plusieurs articles où je répétais benoîtement le blabla des promoteurs.
Le concept était séduisant, les histoires touchantes, les conseils sensés. Manger plus de légumes, bouger, cultiver ses liens sociaux – qui pourrait être contre ?
Je l’assume : j’ai gobé l’histoire tout cru.
J’en ai même fait la promotion.
Mea culpa.
Ce n’est qu’en préparant le chapitre de mon livre, en voulant aller au-delà des poncifs, que j’ai commencé à gratter sous le vernis. Et ce que j’ai découvert m’a d’abord déstabilisé, puis profondément agacé.
La vraie découverte : ce ne sont pas les lieux, ce sont les liens
Susan Pinker avait raison (mais pas comme je le croyais)
En analysant vraiment les travaux de Pinker, j’ai compris que son message est plus subtil que ce que j’en avais retenu. Elle ne valide pas le concept de “zones géographiques magiques”. Elle démontre que, dans ces régions, un facteur domine tous les autres : la richesse de la vie sociale.
Ces personnes ne vivent jamais isolées. Elles sont entourées d’un réseau relationnel dense et constant – famille, amis, voisins, commerçants. Les interactions quotidiennes, les liens intergénérationnels constituent la trame de leur existence.
Pinker réfute les explications habituelles que j’avais bêtement reprises.
Non, ce n’est pas le régime méditerranéen (la cuisine sarde est plutôt riche).
Non, ce n’est pas une mentalité particulièrement positive (elle évoque des centenaires “grincheux”).
Non, ce n’est pas le climat ou l’absence de pollution.
Le secret réside dans la qualité et la densité des liens sociaux quotidiens.
Les preuves scientifiques : Holt-Lunstad et le pouvoir des relations
La validation scientifique est venue de Julianne Holt-Lunstad, dont la méta-analyse portant sur 148 études et plus de 300 000 personnes établit que les personnes ayant des liens sociaux forts ont 50% de chances de survie en plus que celles ayant des liens sociaux faibles.
L’impact de l’isolement social sur la mortalité est comparable à celui du tabagisme – fumer jusqu’à 15 cigarettes par jour.
L’absence de liens sociaux tue autant que l’obésité, l’alcoolisme ou l’inactivité physique.
Ma conclusion dans le livre était donc claire : le lieu en tant que tel n’est pas déterminant. Ce qui compte, c’est la capacité de ce lieu à favoriser et maintenir des liens sociaux riches et réguliers. Pas besoin de déménager à Okinawa – il faut cultiver son “village social” là où on est.
Belle histoire, non ?
J’étais content de moi.
J’avais dépassé le mythe géographique pour extraire la vraie leçon.
Sauf que la semaine dernière, j’ai découvert les travaux d’un chercheur d’Oxford qui dynamite l’ensemble de l’édifice.
La bombe Newman : et si les zones bleues n’existaient pas ?
Un Ig Nobel qui fait mal
En septembre 2024, Saul Newman, démographe à l’Oxford Institute of Population Ageing, recevait un Ig Nobel Prize pour un papier dévastateur sur les erreurs dans les registres d’âge des centenaires. Ces prix sardoniques récompensent des recherches qui “font rire les gens, puis réfléchir” – mais ils sont bien respectés dans la communauté scientifique.
Shayla Love, journaliste à The New Republic, a mené une investigation approfondie sur les zones bleues. Son article, publié en novembre 2024, détaille les découvertes de Newman et leurs implications dévastatrices pour le concept de Buettner.
Newman démontre que les facteurs prédisant les hauts âges dans les zones bleues sont : l’absence de certificats de naissance, des taux de pauvreté élevés, et paradoxalement moins de nonagénaires. Autrement dit, comme l’explique Love :
“Une paperasse bâclée et la fraude aux pensions – par exemple, des gens déclarant des proches âgés encore vivants pour toucher leurs allocations – sont de meilleures explications aux zones bleues que n’importe quoi d’autre.”
Les chiffres qui tuent
Les données sont accablantes. En Italie, les supercentenaires enregistrés sont plus probables dans les provinces à fort chômage. En Sardaigne, les provinces Ogliastra et Medio Campidano sont parmi les pires pour la survie jusqu’à 55 ans – mais miraculeusement les meilleures pour atteindre 100 ans.
Newman est cinglant : selon les données d’Eurostat citées par Love, la province sarde d’Olbia-Tempio a le huitième plus faible nombre d’individus vivants de plus de 90 ans – “et pourtant, elle est classée comme la meilleure province pour survivre jusqu’à 100, 105 et 110 ans.”
Pour Okinawa, c’est encore pire. Love rapporte que “l’île a des niveaux élevés d’obésité et de consommation d’alcool comparé aux autres préfectures du Japon. Elle a la plus faible consommation par habitant de patates douces” – ce légume vanté dans le show Netflix comme secret de longévité.
Plus troublant : Okinawa a le quatrième taux de suicide le plus élevé du Japon chez les plus de 65 ans. Le “Power 9” de Buettner – ses neuf principes de vie inspirés des zones bleues – est “directement contredit dans chaque cas”, écrit Newman, “généralement à travers des enquêtes représentatives auprès de centaines de milliers de personnes, avec des niveaux d’inexactitude qui frisent la farce.”
La réponse (pitoyable) de l’empire Buettner
Une lettre sur le site du Blue Zones Project arguant que les âges ont été “rigoureusement validés”, que la pauvreté a justement permis d’éviter la modernisation et le régime occidental, et que ce sont les jeunes d’Okinawa qui “mangent et boivent trop” et ont des modes de vie malsains, faussant les statistiques globales.
Une réponse qui démonte à elle seule toute la théorie des zones bleues, comme l’expose simplement Newman :
“Si votre théorie ne fonctionne que pour une génération spécifique, ce n’est plus une théorie sur “les zones”, c’est une théorie sur “une cohorte particulière dans des circonstances particulières”.
Pas très vendeur pour un business model.
Le business model : vendre du vent (très cher)
Le projet qui sentait bon le million de dollars
Passons maintenant à la raison profonde de ce camouflet : comment transformer un concept scientifiquement douteux en machine à cash.
En 2009, Buettner obtient un million de dollars de l’AARP pour expérimenter la réplication des zones bleues. Il sélectionne Albert Lea, Minnesota, comme ville pilote. L’idée semble séduisante : plutôt que de convaincre les gens de changer leur comportement, modifier leur environnement pour les “configurer vers le succès plutôt que l’échec”, comme il l’explique à Love.
Quinze ans plus tard, le Blue Zones Project (revendu entre-temps à Adventist Health) revendique plus de 70 communautés participantes et 4 millions d’Américains impliqués. Impressionnant sur le papier.
Love a visité plusieurs de ces villes pour voir ce qu’il en reste. Ce qu’elle découvre est édifiant.
Le mystère des coûts (et des abandons)
D’abord, le coût. Impossible d’obtenir un chiffre précis – c’est strictement confidentiel. Quand Love demande, on lui répond que “les coûts varient selon la taille de la population, la durée du projet, les secteurs dans lesquels nous travaillerons.”
Traduction : on ne vous dira jamais combien ça coûte vraiment.
Mais ce qui est clair : une fois l’argent des sponsors privés épuisé, la plupart des villes abandonnent la certification.
Love parcourt l’Iowa où, après un investissement initial de 25 millions de dollars par Wellmark Blue Cross and Blue Shield, presque toutes les villes certifiées ont laissé tomber. Mason City, Marion, Muscatine, Iowa City – toutes d’anciennes zones bleues qui ne le sont plus.
Pourquoi ?
Trop cher. “La licence coûtait plus que ce qui pouvait être maintenu”, explique Sara Mentzer, élue à Marion, à Love.
Les responsables interrogés racontent tous la même histoire : les vrais changements (trottoirs, pistes cyclables, politiques scolaires) sont payés par les villes elles-mêmes avec leurs budgets publics. Le Blue Zones Project fournit... des conseils, des événements, et le droit d’utiliser la marque.
Le travail était déjà fait (mais payez quand même)
Un responsable de Brevard, Caroline du Nord, résume crûment dans un article de presse locale cité par Love : la ville “poussait ces initiatives depuis des années” tandis que “le vrai travail était fait par les employés municipaux et les consultants.” Pourtant, la ville devait quand même payer le Blue Zones Project.
À Phoenix, plusieurs groupes communautaires ont publié une lettre disant qu’ils ne voulaient pas du Blue Zones Project, car il détournerait des financements d’initiatives déjà en place. “Des projets comme ceux-ci éclipsent souvent et évincent les solutions culturelles qui existent déjà”, écrivaient les signataires.
Love mentionne aussi Mason City, qui a récemment dépensé 18 millions de dollars pour développer un immense parc de vélo et des pistes de VTT de montagne. La ville, qui abrite deux bâtiments de Frank Lloyd Wright et a inspiré la comédie musicale “The Music Man”, n’avait pas besoin du Blue Zones Project pour orienter les résidents vers cela : “c’est ce qu’ils voulaient.”
Une évaluation qui ne passe aucun test de rigueur
Deuxième problème majeur : l’évaluation. Le Blue Zones Project s’appuie sur des sondages Gallup pour mesurer son impact. Dan Witters, consultant chez Gallup, confirme à Love que ce ne sont pas des échantillons longitudinaux (suivis dans le temps) – juste des sondages successifs aléatoires.
Gallup évalue les personnes sur 20 indicateurs basés sur des preuves pour voir si une communauté s’améliore par rapport à elle-même, et comment cette amélioration se compare aux enquêtes nationales. Mais il n’y a aucune ville témoin officielle. Et Gallup ne peut pas vérifier si les villes de comparaison ont elles aussi leurs propres programmes wellness.
Le gain de 2,9 ans d’espérance de vie annoncé pour Albert Lea après la première année ? Witters précise à Love que ce chiffre vient de l’équipe Blue Zones elle-même, pas de Gallup. Pratique.
Atheendar Venkataramani, économiste de la santé et médecin à l’École de médecine Perelman de l’Université de Pennsylvanie, qui mène des essais cliniques sur des initiatives basées sur les lieux, est sans appel quand Love l’interroge : “Le design le moins valide pour faire une inférence causale est celui où vous vous comparez en quelque sorte à vous-même, mais à personne d’autre, en utilisant une sorte d’outil sur mesure qui peut ou non être validé.”
Qui profite vraiment du Blue Zones Project ?
Troisième problème : qui en profite vraiment ? Witters de Gallup déclare que les personnes avec déjà un haut niveau de bien-être sont plus susceptibles de connaître l’initiative et d’y participer – et ce sont précisément elles qui montrent les plus grandes améliorations.
Paul Crawshaw, professeur en politique publique à l’université de Teesside en Angleterre, qui travaille sur les initiatives basées sur les lieux depuis des décennies, confirme ce biais classique à Love :
“Beaucoup d’initiatives de promotion de la santé qui ne sont pas soigneusement conçues pour éviter ce problème finissent par bénéficier à une population déjà avantagée et créer un écart encore plus grand dans les résultats de santé qu’il n’existait au départ.”
Autrement dit : on aide ceux qui en ont le moins besoin. Pendant ce temps, l’épicerie All-In à Waterloo, Iowa – le premier magasin d’alimentation indépendant appartenant à des Noirs de la ville, créé justement pour lutter contre les déserts alimentaires – a fermé définitivement en août 2024, quelques mois après avoir perdu la certification Blue Zones faute de financement. Love note que d’autres magasins locaux ont aussi fermé récemment, et “beaucoup de gens se tournent maintenant vers les dollars stores pour acheter de la nourriture.”
Voilà pour l’impact sur la santé publique.
Quand la marque sert surtout à vendre de l’immobilier
Cerise sur le gâteau : la marque “Blue Zones” est désormais utilisée pour vendre de l’immobilier de luxe. Plus tôt en 2024, le New York Times rapportait que les zones bleues étaient utilisées comme “outil marketing” pour un développement immobilier à Ave Maria, une ville de Floride.
Love mentionne une tour de 600 millions de dollars à Miami avec une installation médicale offrant de la chirurgie esthétique qui arbore également la marque Blue Zones. Un site web qui suit les tendances immobilières rapporte que les communautés zones bleues “connaissent une forte demande, incitant de nombreuses sociétés immobilières à chercher des opportunités en leur sein.”
On est loin, très loin, du village sarde et de ses centenaires grincheux.
Le déni collectif : pourquoi on veut y croire
Le mythe du “bon sauvage en bonne santé”
Face à ces révélations, on pourrait penser que le concept s’effondrerait. Mais non. Buettner continue ses tournées de conférences (Love l’a rencontré à l’Aspen Ideas: Health conference en juin 2024), Netflix diffuse son show, et des villes continuent de s’inscrire.
Pourquoi ?
Parce que le mythe est trop beau pour mourir.
Love évoque “le mythe du bon sauvage en bonne santé” – un phénomène décrit dans un article de 1981 dans Nutrition Today par William Jarvis, nutritionniste éminent. Notre désir de romancer des lieux lointains comme bastions de santé.
Avant les zones bleues, il y avait les Hunza dans l’Himalaya, présentés dans les années 1960 comme exemple de longévité exceptionnelle. Dans un livre de 1964 intitulé “Hunza Health Secrets”, l’auteure Renee Taylor écrivait que les habitants de cette région du Pakistan n’avaient “pas de cancer, pas de crises cardiaques, et pratiquement aucune autre maladie pour faucher hommes et femmes dans la fleur de l’âge.” Des hommes entre 125 et 145 ans jouaient prétendument au volley-ball.
Jusqu’à ce qu’une équipe de scientifiques japonais découvre en 1955 des taux élevés de cancer et de maladies cardiaques après avoir examiné 277 personnes. “Nous avons dû leur apprendre à guérir les maladies, au lieu d’apprendre comment être libres des maladies”, concluaient les scientifiques, cités par Love.
Les déterminants dont personne ne veut parler
“D’après toutes les preuves, le principal déterminant de votre espérance de vie en bonne santé est la richesse de la famille dans laquelle vous êtes né, votre profession, et votre niveau d’éducation.” - Paul Crawshaw
Pas très sexy pour un show Netflix, n’est-ce pas ?
Quand Love demande à Buettner comment il compte s’attaquer à ces inégalités structurelles, il répond qu’il revient de Scandinavie où “tout le monde a accès aux soins de santé, il y a une meilleure éducation, une meilleure répartition des revenus. Je suis pour tout ça. Dites-moi comment vous allez faire ça en Amérique. Bonne chance.”
Donc plutôt que d’affronter les vraies causes des inégalités de santé, on vend des trottoirs élargis et des bols de légumineuses. C’est plus facile. Moins politique. Et surtout, ça se monétise mieux.
Ce qui reste quand le mythe s’effondre
Les liens sociaux : la seule leçon qui tient debout
Alors, faut-il tout jeter ? Les liens sociaux, était-ce aussi du vent ?
Non. C’est même la seule partie qui tient vraiment debout.
Les travaux de Holt-Lunstad sur l’impact de l’isolement social sont solides, répliqués, et validés par des décennies de recherche indépendante. Susan Pinker a raison sur ce point : la qualité de nos relations compte énormément pour notre santé et notre longévité.
Mais voilà le paradoxe: cette leçon n’avait pas besoin des zones bleues pour être vraie. Les recherches sur les déterminants sociaux de la santé le disent depuis Rudolf Virchow au 19ème siècle, qui a établi le système d’égouts de Berlin en considérant que l’assainissement était l’une des interventions de santé les plus impactantes.
Comme le note Eric Carter, professeur de géographie de la santé à Macalester College, cité par Love :
“Buettner avait un vrai don pour prendre la recherche épidémiologique et démographique et la traduire en termes que les gens pouvaient utiliser pour potentiellement faire des changements dans leur propre vie. Peut-être que les zones bleues ne sont pas censées être la panacée à nos problèmes de santé publique. Peut-être que c’est juste quelque chose qui appartient à l’espace wellness.”
Traduction : c’est du marketing wellness, pas de la santé publique.
Le vrai scandale
Le vrai scandale n’est pas que Buettner se soit trompé – la science avance par essais et erreurs.
Le scandale est qu’une fois les données sérieusement remises en question, le business continue comme si de rien n’était.
Que des villes dépensent des millions pour une certification dont l’efficacité n’est jamais rigoureusement mesurée.
Que la marque serve à vendre de l’immobilier de luxe et des plats surgelés chez Whole Foods.
Que Buettner ait vendu sa compagnie à Adventist Health et prétende qu’il ignore comment elle est gérée alors qu’il reste, pour les médias, l’ambassadeur des zones bleues.
“Vous avez quelqu’un sans expertise médicale, sans expertise scientifique qui dit quoi faire à de larges segments de la population, sans être sanctionné s’il se trompe lourdement.” - Saul Newman
Marie-Claire et Royan : épilogue
Revenons à Marie-Claire et sa question initiale. Six mois après son installation imaginée à Royan, elle aurait probablement découvert ce que ma recherche confirme : le changement de décor ne change rien si on n’a pas de réseau social.
Pour ses parents accrochés à leur maison inadaptée, leur entêtement préserve néanmoins un réseau de relations locales tissé pendant des décennies. Ils avaient intuitivement compris ce que la science confirme : on ne peut pas acheter la longévité en changeant de code postal.
La vraie réponse à la question de Marie-Claire n’est ni la fuite géographique ni l’immobilisme. C’est de se demander :
“Où puis-je cultiver et maintenir les relations qui comptent vraiment ?”
Conclusion : le Père Noël n’existe pas (désolé)
Pas de solution miracle pour bien vieillir.
Pas de zone géographique magique, pas de régime secret découvert dans un village reculé, pas de protocole infaillible vendu par un journaliste devenu entrepreneur.
Plutôt : des principes de bon sens – bouger, bien manger, cultiver ses relations – qui fonctionnent partout, tout le temps, pour tout le monde.
Mais le bon sens ne se vend pas aussi bien qu’un mythe exotique.
Il ne justifie pas des certifications à six chiffres ou des développements immobiliers premium.
Il n’inspire pas de documentaires Netflix avec des images de drones survolant des villages pittoresques.
Le bon sens est gratuit. C’est son problème dans une économie de la longévité qui pèse des milliards.
Love termine son reportage à Sardaigne, à Seulo, ce “village des centenaires” vanté par le Blue Zones. Elle y découvre des rues vides, presque personne – et certainement pas de centenaires visibles. Dans le seul restaurant ouvert, on ne sert que de la charcuterie. Dans un café, elle regarde l’unique autre client jouer à une machine à sous. En repartant, elle passe devant un panneau : “La Comunità più longeva al mondo”.
Le mythe écrit sur un panneau, dans un village vide.
Quand une tendance bien-être vous garantit une jeunesse éternelle – qu’il s’agisse d’une zone bleue, d’un aliment aux propriétés exceptionnelles, d’une innovation technologique anti-vieillissement, ou de toute méthode supposément “trouvée dans une région reculée où l’on vit jusqu’à cent ans” – interrogez-vous sur trois aspects.
Qui gagne de l’argent avec cette histoire ? Si la réponse implique des certifications payantes, des produits dérivés ou des développements immobiliers, méfiez-vous.
Les données ont-elles été vérifiées par des chercheurs indépendants ? Pas par les promoteurs du concept eux-mêmes ou leurs consultants payés.
Si c’était vraiment aussi simple, pourquoi le monde entier ne le fait-il pas déjà ? Parce que si manger des haricots et marcher suffisait, on n’aurait pas une crise de santé publique mondiale.
Parce que malheureusement, dans la Silver économie comme ailleurs, quand quelque chose semble trop beau pour être vrai, c’est généralement le cas.
Le Père Noël n’existe pas.
Les zones bleues non plus, probablement.
Mais vos voisins, vos amis, votre famille, le type du café qui connaît votre commande par cœur – eux, ils existent.
Et ce sont eux, finalement, qui comptent pour vieillir heureux. Pas besoin de déménager en Sardaigne pour ça. Ni de payer une certification.






Merci pour cet article intéressant et argumenté. Je reste pourtant mitigé à l’idée de “dézinguer” le concept de Zones Bleues… Certes, Dan Buttler a eu le génie ( ou l’indécence) de faire des zones bleues un business (ils étaient 3 au départ à avoir mis à jour ces fameuses zones bleues, que sont devenus les 2 autres?).
Aujourd’hui, le concept “prend”, “touche” le grand public. Il a des vertus pédagogiques pour le plus grand nombre.
Et si c’était cela le plus important? Et si les zones bleues avaient la vertu de montrer que par notre style de vie nous avons le moyen d’agir sur notre longevité et plus largement notre santé?
Il suffit de faire une veille pour lire un jour que ce sont les contacts sociaux les plus importants pour la longevité puis voir le lendemain un autre chercheur dire que c’est l’alimentation puis pour un autre l’activité physique.
Le concept de Zones Bleues a la vertu de montrer que c’est l’interaction de différents paramètres de notre mode de vie qui modifie le cours de notre longévité.
Alors, personnellement, je crois au vertu du modèle des zones bleues - même s’il est approximatif - et sur la partie business, à chacun d’être vigilant.