Lobby des retraités : les Français champions de la grogne, les Américains de l'efficacité
Entre un syndicalisme impuissant et des instances consultatives inefficaces, les retraités français peinent à faire entendre leur voix. L'AARP américaine montre pourtant qu'une autre voie est possible
Bienvenue dans Longévité, où j'analyse les dernières tendances de la Silver économie. Dans cette édition, je m'intéresse à la représentation des retraités en France, une question qui devient cruciale alors que nous comptons 17 millions de seniors dans notre pays.
J'analyse les différentes tentatives de structuration de cette force collective potentielle, je décortique les raisons de leurs échecs à travers les témoignages des acteurs du secteur, et j'explore le modèle de l'AARP américaine pour essayer de répondre à LA grande question : Comment transformer une population de 17 millions de personnes en une force d'influence capable de peser sur les décisions qui la concernent ?"
J’ai la chance de vous avoir, vous qui appréciez mon travail éditorial semaine après semaine. Le plaisir de voir croître le nombre de lecteurs me comble déjà, mais je suis aux anges, j’exulte quand le sujet du moment vous interpelle au point de vous amener à prendre la plume pour m’adresser un commentaire, une contre-analyse.
Merci Gérard
Mon analyse du CDCA publiée dimanche a suscité plusieurs réactions et j’ai été marqué par celle du professeur Gérard Cornet à propos de la place des retraités dans l’espace public. Gérard Cornet m’interpelle sur l'incapacité des organisations de retraités français à peser dans le débat public.
Son constat est sans appel : contrairement à leurs homologues américains, les seniors français n'ont pas su s'organiser en force collective capable d'influencer les politiques qui les concernent. Ils restent, selon lui, cantonnés dans un rôle passif pendant que les décisions se prennent sans eux, voire contre eux.
Je suis d’accord
Je ne peux que valider son constat. Selon nous, cette situation est aggravée par un millefeuille d’organisations, de comités théodule et de commissions qui contribuent à opacifier le tableau et éloigner les décisionnaires de leurs usagers. Et c’est sans parler de l’utilisation abusive et parfois maladroite du numérique qui contribue, là aussi, à une raréfaction toujours plus intense de l’échange de vive voix entre l’administration et les administrés.
Les dupes
En synthèse, les vieux sont un enjeu électoral que les élites veulent chouchouter au moment du scrutin, mais ne plus fréquenter une fois celui-ci passé. La preuve avec ces CDCA qui seraient plus efficaces si outre un statut et un rôle, la loi ASV leur avait octroyé des moyens (à commencer par un budget propre).
Alors que la France compte 17 millions de retraités en 2024 - soit près d'un quart de sa population - leur voix peine à se faire entendre dans les débats qui les concernent directement. Comment expliquer ce paradoxe ? Qui représente vraiment les retraités en France ?
Les réactions de Gérard et d’autres abonnés (qui ont souhaité garder l’anonymat) m’ont incité à donner une suite à mon analyse de dimanche en me penchant plus avant sur les causes et les conséquences de l’inertie idéologique des seniors. Ou plutôt sur leur manque d’envie de s’unir pour agir collectivement.
Les seniors ne sont pas les seuls
En écrivant ces mots, je réalise que ce manque d’attrait pour les luttes collectives n’est pas propre aux vieux. L’adhésion syndicale est en berne depuis des lustres, tout comme l’engagement associatif, jugé trop contraignant pour nombre de citoyens qui veulent bien s’engager, quand ils ont le temps (une situation que j’ai découverte en réalisant un dossier sur l’Heure Citoyenne publié cet été dans Les Cahiers de la Silver économie).
Ce ne sont pas les seniors qui ne la jouent pas collectif, c’est tout le monde.
Cependant, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la situation spécifique des seniors. Et si elle m’intéresse c’est parce qu’il existe, aux Etats-Unis, une organisation de défense des intérêts des seniors à laquelle ces derniers adhèrent massivement depuis plus de 50 ans. Cette organisation, l’AARP, est à la fois une mutuelle, un média, un club et l’un des plus puissants lobbys du Capitole. Et son existence dans un pays qui n’est pas mieux loti que nous en matière de syndicalisme et d’engagement associatif montre que oui, il est possible de créer une structure représentative pour les seniors !
Je vous propose donc une analyse en deux temps.
P1 (pour tous) : Etat des lieux de la situation française avec un focus sur les syndicats de retraités, réalisé à partir de deux interviews de représentants syndicaux que j’ai réalisées en 2018 et d’un article très intéressant paru en 2011 dans le média Contretemps.
P2 (pour tous) : rappel du rôle et des limites des CDCA
P3 (abonnés payants) : Analyse approfondie de l’AARP.
1. Le syndicalisme retraité : une force en quête de reconnaissance
a) L'émergence historique du syndicalisme retraité
Le syndicalisme retraité prend véritablement son essor en France dans le sillage des événements de Mai 68. La sociologue Anne-Marie Guillemard souligne ce tournant : « À la fin des années 60, la population âgée est pour l'essentiel retraitée. Elle est donc en marge de la vie de travail et de la vie syndicale. » Face à ce constat, les organisations syndicales réalisent l'importance d'organiser cette population croissante.
La CGT joue un rôle précurseur en organisant, en 1969, une conférence nationale des retraités et en créant une Union Confédérale des Retraités avec la devise évocatrice : « même en retraite on peut agir ». Cette initiative s'inscrit dans un contexte où l'État commence à développer une politique de la vieillesse. Selon Damien Bucco, socio-juriste du travail, les syndicats cherchent alors à « contrer ce qu'ils considèrent comme des offensives idéologiques des pouvoirs publics » et à « réaffirmer les intérêts communs de classe entre actifs et retraités ».
Cette période voit naître un débat fondamental qui persiste encore aujourd'hui : comment organiser la représentation des retraités ? Faut-il les intégrer aux structures syndicales existantes ou créer des organisations spécifiques ?
La CGT opte pour l'intégration, estimant que si « la particularité de la vie des retraités appelle une activité spécifique », il n'en demeure pas moins que « la totale convergence d'intérêts des retraités et des actifs exige une intimité d'organisation ».
La totale convergence d'intérêts des retraités et des actifs exige une intimité d'organisation.
b) Le poids des retraités dans les organisations syndicales
Les retraités représentent aujourd'hui une part significative des effectifs syndicaux. Selon les études les plus récentes, ils constituent environ 20 % des adhérents toutes organisations confondues — une proportion qui a doublé depuis les années 1980. Cette évolution reflète à la fois le vieillissement démographique et la fidélité militante d'une génération fortement syndicalisée.
Toutefois, ce chiffre masque des réalités contrastées. Comme le note Bucco, certaines fédérations professionnelles, notamment chez les cheminots, comptent jusqu'à 50 % de retraités parmi leurs adhérents. Cette présence importante se traduit concrètement dans le fonctionnement des organisations : de nombreuses unions locales et structures territoriales « ne tiennent que grâce à l'implication militante des retraités », certains d'entre eux faisant même office de véritables permanents syndicaux.
Paradoxalement, cette forte présence ne se traduit pas toujours par un poids équivalent dans les instances décisionnelles. Les statuts des organisations prévoient souvent des dispositifs de minoration du poids des retraités : à la CGT, par exemple, les actifs ont droit à un délégué pour dix cotisations mensuelles, contre un pour vingt chez les retraités.
Cette situation illustre l'ambivalence du mouvement syndical face à ses adhérents retraités : indispensables au fonctionnement quotidien mais maintenus dans un rôle secondaire au niveau décisionnel.
c) Les limites du syndicalisme retraité
Le syndicalisme retraité se heurte à un obstacle majeur : son absence de reconnaissance légale comme interlocuteur dans le dialogue social. Michel Cadiergues de la CFDT retraités du Lot souligne : « Il n'y a pas de lieu de négociation entre les pouvoirs publics et les syndicats de retraités. » Cette situation paradoxale mène à une anomalie : les décisions concernant les retraités sont négociées par les syndicats d'actifs, sans représentation directe des principaux intéressés.
Il n'y a pas de lieu de négociation entre les pouvoirs publics et les syndicats de retraités. - Michel Cadiergues, CFDT Retraités du Lot
À ce frein institutionnel s'ajoute la difficulté de maintenir l'engagement syndical après la retraite. Le passage à la retraite marque souvent une rupture dans le parcours militant. Alain-François Malassigné, président de l'Union des retraités SNB, pointe un défi commun à tous les syndicats : « la problématique du manque d'intérêt à rester syndiqué une fois retraité, alors que cet intérêt n'est déjà pas évident même en période d'activité. »
Cette désaffection s'explique par divers facteurs : l'association tenace entre syndicalisme et vie professionnelle, la multiplicité des centres d'intérêt à la retraite, et parfois une lassitude militante après des années d'engagement. Face à ce défi, les syndicats développent des services spécifiques pour leurs adhérents retraités. Cependant, la question cruciale de leur représentativité et de leur influence sur les décisions qui les concernent demeure sans réponse satisfaisante.
2. Les instances consultatives : un millefeuille inefficace
Les Conseils départementaux de la citoyenneté et de l'autonomie (CDCA), créés par la loi ASV de 2015, illustrent les limites de la représentation institutionnelle des retraités en France. Ces instances, censées représenter les personnes âgées et handicapées au niveau départemental, peinent à trouver leur place et leur légitimité.
Bien que la loi définisse un cadre commun, la réalité varie considérablement selon les départements. Dans leur configuration plénière, les CDCA rassemblent 96 personnes, mais ne se réunissent qu'une à deux fois par an. C'est le bureau, composé d'une dizaine de membres bénévoles du premier collège, qui fait vivre l'instance au quotidien.
L'efficacité de ces conseils dépend largement du bon vouloir des conseils départementaux. Une enquête de la CNSA menée en 2021 révèle des chiffres éloquents : 66 % des CDCA déplorent un manque de reconnaissance par leurs partenaires et une valorisation insuffisante de leur expertise d'usage. De plus, 43 % signalent des difficultés dans les échanges avec leurs interlocuteurs, tandis que 40 % soulignent la nécessité d'améliorer leur communication externe.
Près d'une décennie après leur création, les CDCA se trouvent à un tournant critique. La question de leur avenir et de leur capacité à jouer pleinement leur rôle dans la démocratie participative locale reste entière.
Pour approfondir ce sujet, je vous renvoie à ma précédente analyse qui donne la parole à Olivier Calon, membre des CDCA des Hauts-de-Seine et des Yvelines, et président de la Corerpa Île-de-France. Son témoignage apporte un éclairage précieux sur les réalités du terrain et les perspectives d'évolution de ces instances consultatives.
3. Le modèle AARP : une source d'inspiration ?
a) La genèse
L'American Association of Retired Persons (AARP) est aujourd'hui le lobby de retraités le plus puissant au monde, comptant 32 millions de membres — soit environ 12 % de la population américaine. Ce succès n'est pas fortuit, mais le fruit d'une stratégie lancée dès sa création en 1947 par Ethel Andrus, une institutrice retraitée.
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