Octobre, mois des vieux : arrêtez de parler à leur place
Journée internationale, Semaine Bleue, journée des aidants... Et si on invitait enfin les premiers concernés à la table ?
Bienvenue sur Longévité, la newsletter qui décortique la façon dont notre société s’adapte au vieillissement.
Après une interrogation sur les salons dans l’essai de dimanche, je vous interpelle aujourd’hui sur un autre grand moment médiatique, les “journées” et les “semaines”.
À travers cette réflexion, je vous invite à vous demander
Comment parler à mes clients au lieu de parler de mes clients ?
Début octobre, les afficionados de la Silver économie disposent d’un paquet d’occasions de défendre publiquement leurs valeurs : journée internationale des personnes âgées le 1er octobre, journée des aidants le 6 octobre, Semaine Bleue du 6 au 12 octobre. Sur le papier, ces temps forts devraient faire évoluer le regard collectif sur le vieillissement.
La réalité ?
Une médiatisation modeste, cantonnée aux médias spécialisés et à la presse associative.
Quelques brèves dans la presse généraliste, des programmes d’animations locales, des ateliers bien-être.
Mais le véritable problème n’est pas là.
Le véritable problème, c’est que dans tous ces événements, les personnes âgées restent des sujets.
Des bénéficiaires passifs.
Des objets de sollicitude.
On organise pour elles, on décide pour elles, on programme à leur intention. La Semaine Bleue propose “plus de 1000 événements” - conférences, ateliers, animations - mais combien sont conçus PAR les principaux concernés ?
Même en 2025, où la transition démographique est enfin plus présente dans le débat public, la grille de lecture ne change pas. Le vieillissement reste un problème à résoudre, jamais une transformation sociétale à embrasser. Une charge à supporter, jamais une chance à saisir.
Voilà ce qui me frappe après sept ans dans la Silver économie : ce sujet n’intéresse que les gens qu’il intéresse.
Il y a un écosystème de professionnels engagés, persuadés et passionnés, qui tournent en boucle sur ces questions.
Et puis il y a le reste de la société qui ne découvre l’enjeu que lorsqu’elle y est confrontée - à titre personnel, quand un parent perd son autonomie, ou à titre professionnel, quand un élu doit gérer une crise dans l’EHPAD communal.
Entre ces deux mondes, le fossé se creuse.
L’adaptation de la société au vieillissement : plus qu’un slogan
En janvier 2019, j’ai interviewé Nicolas Menet. Sociologue de formation, il venait de prendre la direction générale de Silver Valley après avoir publié une étude remarquée, “Génération Seniors”. Il préparait alors un nouvel essai : “Construire la société de la longévité”.
Durant notre entretien, Nicolas m’a confié son admiration pour l’expression : “adaptation de la société au vieillissement”. Cette formule, inscrite dans le titre même de la loi du 28 décembre 2015, représentait pour lui bien plus qu’un habillage législatif.
“C’est formidable que le législateur admette que l’enjeu ne soit pas que les gens qui vieillissent portent seuls le fardeau de l’âge - physique, mental, social, financier - mais que la société dans son ensemble s’organise.” - Nicolas Menet
Cette vision renverse la perspective habituelle. Elle déplace la responsabilité de l’individu vers le collectif. Ce n’est plus aux vieux de s’adapter à une société pensée pour les jeunes actifs. C’est à la société de se transformer pour accueillir toutes les générations.
L’exemple que je prends souvent est celui des bus parisiens. Dans les années 1980, quand j’étais gamin, les bus étaient très hauts sur roues. Il fallait lever le pied, puis franchir trois marches pour monter. Dans les années 2000, des bus à plateforme rabaissée sont apparus. La plateforme se situe au niveau du trottoir. Plus de marche à franchir.
Cette modification facilite la vie aux personnes âgées, mais aussi à tous ceux qui transportent un bagage, une poussette, une valise. C’est du design universel. Il profite à tous et notamment aux personnes fragiles. Ces dernières sont plus incluses, sans être stigmatisées. Elles n’ont pas besoin d’un bus “spécial seniors”. Elles peuvent simplement prendre le bus comme tout le monde.
Voilà ce que signifie “adapter la société au vieillissement”. Pas créer des dispositifs spécifiques pour une population à part. Mais repenser l’ensemble de nos infrastructures pour qu’elles accueillent naturellement la diversité des âges et des capacités.
Le piège de la bienveillance
Mais alors, quel rôle pour les citoyens dans cette transformation ? La tentation est grande de répondre par des appels à la solidarité de proximité, au bénévolat, à l’aide aux voisins âgés. Le problème, c’est que cette réponse perpétue exactement le modèle que nous devrions dépasser : celui où les vieux sont des objets de sollicitude.
Ce qui compte, ce n’est pas d’aider les seniors. C’est de créer avec eux des espaces où ils restent acteurs. Imaginer des formes d’habitat partagé où ils co-construisent les règles de vie commune. Développer des solutions de mobilité qu’ils conçoivent eux-mêmes. Créer des lieux culturels qu’ils animent autant qu’ils les fréquentent.
La nuance est subtile mais fondamentale. Il ne s’agit pas d’une injonction à faire le bien commun. Vous ne devez pas devenir un bienfaiteur de l’humanité. Vous devez simplement veiller à ne pas vous censurer. À ne pas accepter l’image de la vieillesse que l’on veut vous assigner. À réclamer la liberté qui vous est due dans un pays dont la devise est “liberté égalité fraternité”.
Les CDCA : une tentative, mais...
Fin 2023, je rencontre Olivier Calon. Ce retraité actif préside la CORERPA, une association qui anime les CDCA d’Île-de-France. Il cherche à remettre les retraités au centre de la décision politique.
“Nous sommes 15 millions de retraités. Mais qui nous représente ? Honnêtement, je n’en ai aucune idée. Enfin, si : ce sont les départements”, me lance-t-il. Le paradoxe français. Nous avons créé une instance de représentation que personne ne connaît.
Le CDCA, c’est sur le papier l’arme de la démocratie participative locale. Une instance créée par la loi ASV de 2015 pour représenter les personnes âgées et handicapées. Un fonctionnement atypique : ce sont les usagers qui pilotent, pas les “sachants”.
Enfin, quand on les laisse faire.
“Certains départements jouent le jeu, d’autres pas du tout”, explique Olivier. 66% des CDCA réclament une meilleure reconnaissance. 43% souhaitent une fluidification des échanges. En clair : ils veulent être pris au sérieux.
Sauf que la réalité est moins reluisante. La portée des CDCA varie considérablement d’un département à l’autre. Bien souvent, ils ne représentent pas vraiment les seniors de leur territoire. Et personne ne connaît leur existence.
Les CDCA illustrent le paradoxe de notre approche : nous créons des structures participatives, nous proclamons notre volonté d’écouter les usagers, mais dans les faits, ces instances restent confidentielles, sous-dotées. Leur influence dépend du bon vouloir des élus locaux.
Que faire d’octobre 2026 ?
Voilà la question qui devrait vous tarauder : comment profiter des journées d’octobre - l’année prochaine - pour développer un autre narratif ?
Parce que soyons lucides : vous aussi, vous perpétuez ce biais.
Regardez vos communications.
Regardez vos événements.
Regardez la façon dont vous présentez vos solutions.
Combien d’entre vous développent des produits POUR les seniors sans jamais les associer à la conception ?
Combien organisent des tables rondes sur le vieillissement où les personnes âgées sont absentes, remplacées par des “experts” qui parlent à leur place ?
La Semaine Bleue 2026 pourrait être l’occasion de changer de méthode.
Au lieu d’organiser des animations POUR les seniors, co-construisez des événements AVEC eux. Au lieu de les inviter comme spectateurs, faites-en les organisateurs.
Plutôt que des ateliers “bien-être” ou des conférences sur “comment bien vieillir”, organisez des forums où les seniors partagent leurs solutions, leurs innovations, leurs stratégies pour rester acteurs.
Mettez en avant ceux qui ont créé des associations, lancé des projets, développé des réseaux d’entraide.
Pour la journée internationale du 1er octobre, au lieu de publier des communiqués convenus sur “la valorisation de nos aînés”, donnez-leur la parole. Pas une parole encadrée, pas un témoignage édifiant soigneusement sélectionné. Une vraie parole, libre, potentiellement critique, dérangeante.
Invitez des seniors à co-animer vos événements professionnels. Pas comme témoins. Pas comme faire-valoir. Comme experts. Parce qu’ils SONT experts de leur propre vie.
Changez votre vocabulaire. Arrêtez de parler de “bénéficiaires”, de “publics cibles”, de “populations fragiles”. Parlez de citoyens, d’usagers, de clients, de partenaires. Le langage structure notre pensée et détermine nos actions.
Formez vos équipes à cette approche. Expliquez-leur que concevoir pour les seniors sans les seniors, c’est comme concevoir pour les femmes sans les femmes. C’est arrogant, inefficace et insultant.
Mesurez votre impact différemment. Ne mesurez pas seulement combien de personnes ont “bénéficié” de votre service, mais combien ont été impliquées dans sa conception, son amélioration, sa diffusion. Ne mesurez pas seulement la satisfaction, mais l’autonomie, la capacité d’agir, le pouvoir retrouvé.
Et surtout, acceptez que les seniors puissent dire non. Non à vos solutions. Non à vos dispositifs. Non à votre vision de ce qui est “bon pour eux”. Cette capacité de refus est le premier signe d’une vraie autonomie.
Construire autrement
La conviction que je partageais avec Nicolas Menet, que porte Olivier Calon, et que défendent la plupart des acteurs de terrain que je côtoie est simple : la société de la longévité ne se construira pas sans nous. Elle se construira par nous.
Pas par les pouvoirs publics seuls. Pas par les acteurs institutionnels seuls. Par l’ensemble des citoyens, y compris et surtout par ceux qui vieillissent.
Cette transformation demande de l’audace. Elle demande d’accepter de perdre un peu de contrôle, de laisser de la place à des voix qui ne disent pas forcément ce que nous voulons entendre. Elle demande de renoncer à la posture du sachant qui sait mieux que l’usager ce qui est bon pour lui.
Les journées d’octobre 2026 pourraient être l’occasion de cette bascule. Pas une révolution. Juste un changement de posture. Passer de “nous organisons pour vous” à “nous organisons avec vous”. De “nous avons la solution” à “construisons ensemble des solutions”.
C’est ce que nous devons aux 15 millions de retraités français. Et c’est ce que nous nous devons à nous-mêmes, car nous vieillirons tous. La société que nous construisons aujourd’hui est celle dans laquelle nous vivrons demain.
Alors la prochaine fois que vous organisez un événement sur le vieillissement, posez-vous cette question simple : combien de personnes âgées seront autour de la table ? Pas pour témoigner. Pas pour illustrer. Pour décider.
Si la réponse est zéro, vous faites partie du problème.
Ce qu’il faut retenir et comment agir
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