La Silver économie, ou l'art de brider l'innovation depuis 2013
Un café, des coups de fil et trente commentaires plus tard : enquête sur un secteur où la communication a remplacé la disruption.
Au menu de Longévité, le mag qui décrypte la Silver économie : de l’innovation, des salons, des commentaires Linkedin et une question qui me taraude :
Comment valoriser les innovateurs et en attirer de nouveaux, encore plus audacieux, dans la Silver économie ?
Enquête sur un secteur où la communication a pris le pas sur la disruption.
Je prends un café hier avec un entrepreneur entré dans la Silver économie en 2013. Il y reste neuf ans. Aujourd’hui, entre deux jobs, il scrute l’innovation dans le secteur. On discute à bâtons rompus. Je lui partage mon analyse, il me livre la sienne. Je lui recommande quelques entreprises dont les fondateurs ont formalisé une vision et fixé une feuille de route qui leur permettra de la réaliser.
En sortant du café, j’appelle deux de ces entrepreneurs pour les prévenir que j’ai donné leur nom. On discute du sujet. Ils me partagent leur analyse. Elle enrichit la mienne.
Le soir, je poste mes réflexions sur LinkedIn. Une trentaine de commentaires alimentent le débat. Marie, Sébastien, Fabien, Fabienne, Étienne... Chacun apporte sa pierre. Le tableau se précise.
En synthèse : la Silver économie française souffre d’un décalage majeur entre son image et sa réalité. Les projets les plus visibles ne sont pas les plus innovants. Les vrais transformateurs travaillent dans l’ombre. Et l’écosystème, structuré dès l’origine par les pouvoirs publics, peine à sortir d’une logique de dépendance qui bride l’innovation de rupture.
Le salon qui résume tout
Aujourd’hui, 3 octobre 2025, se tient à Évreux le salon “Pas Foutus”.
L’affiche claque.
Des seniors actifs, dynamiques, qui refusent les clichés.
Le partenariat avec le magazine Vieux, dont Antoine de Caunes est l’égérie, amplifie l’effet.
On s’attend à croiser des acteurs innovants, une offre dédiée aux jeunes seniors de l’affiche.
Sauf que non.
Organisé par le Conseil départemental en partenariat avec la conférence des financeurs, le salon propose le cocktail habituel :
Les grandes institutions nationales incontournables (et membres de la conférence des financeurs) : Carsat, France Emploi, Agirc-Arrco, Assurance Maladie, MSA, Mutualité Française
Les acteurs du médico-social local : CCAS, section locale de Soliha, Fepem
Des start-up et des associations sélectionnées - et subventionnées - par le département via sa Conférence des financeurs.
La Poste (Santé et Autonomie)
Une ronde fermée d’acteurs qui se connaissent, se côtoient, partagent une certaine idée du sujet…
Ces services ciblent les personnes âgées vulnérables ou en situation de fragilité, dans un cadre principalement subventionné et relevant du domaine médico-social ou purement social.
Le public ?
Des professionnels et des exposants qui visitent les autres stands. Les grands absents : les seniors. J’en ai compté une dizaine, au gré de ma déambulation, pendant toute la journée.
“Pas Foutus” incarne le paradoxe de la Silver économie française : une communication qui vise les consommateurs, une offre qui s’adresse aux institutions.
Ce type d’événement devrait être un congrès fermé plutôt qu’un salon ouvert. Cela aiderait les participants à comprendre ce qu’ils vont y trouver et ne pas y trouver.
Je m’explique.
Le camouflet
En l’espèce, comme trop souvent dans nos salons, les organisateurs trompent leurs exposants en leur faisant miroiter du business.
Voilà ce qui se passe : le CD ou l’un des membres de la conf des financeurs demandent à leurs lauréats de prendre un stand.
La start-up accepte.
Si elle dit non, son contrat avec le CD pourrait ne pas être renouvelé l’année suivante.
Mais elle le fait à l’aveuglette.
Car l’organisateur n’est pas en mesure de lui fournir - ou lui cache à dessein - les données sur le visitorat. Au mieux, il évoque sa campagne de communication, son fichier client, la présence d’une huile locale, les médias partenaires, mais rien sur le ROI escompté ou escomptable.
Certes, le stand ne coûte pas cher (ou bien, il est carrément gratos), mais c’est une journée de mobilisation pour la start-up.
Une journée à ne pas faire autre chose.
Une journée à attendre un chaland qui ne vient pas et discuter avec des pairs.
Alors, certes, cela peut vous aider à renforcer votre visibilité chez les prescripteurs, mais si c’est cela le but, la configuration salon, conçue non pour que les participants parlent entre eux, mais offrent une allée de vitrines aux visiteurs extérieurs, n’est pas la meilleure.
Je l’analysais déjà l’an dernier, dans cet essai post Silver Economy Expo 2024.
Salons professionnels de la Silver économie : et si on arrêtait de perdre notre temps ?
Dans cette édition, je m'intéresse aux événements professionnels du secteur, et plus particulièrement au format des salons qui ne semble plus répondre aux attentes des participants, malgré le dynamisme croissant de notre industrie.
Avant la Silver économie
Ce décalage entre l’image et la réalité, il est en partie dû à l’offre, mais surtout à la structure dans laquelle cette offre se développe.
Frédéric Serrière, expert es vente sur le marché des seniors depuis 40 ans, m’a expliqué un jour que les choses étaient très différentes avant 2013.
Avant la création de la Silver économie, il y avait d’un côté le médico-social et de l’autre un marché d’acteurs privés commerciaux qui développaient une offre à destination de leur public mature, sans se poser de questions métaphysiques sur les 3 stades de vieillissement de l’OMS ou le baromètre isolement social.
Les deux mondes ne se parlaient pas, ne faisaient pas le même métier et ne s’adressaient pas aux mêmes clients.
En 2013, la Silver économie a
Mis un focus sur la dépendance
Créé un écosystème unique pour le marché des seniors, dépendants ou non.
Comme la dépendance est un tue-l’amour, les marques qui vendaient aux seniors avant 2013 se sont éloignées, car elles ne veulent pas y être associées.
Le problème n’est pas tant de “ne pas vieillir sa marque” (les constructeurs automobiles dont 70% des clients sont des 55+ s’en accommodent) que de ne pas être assimilé aux EHPAD (pas besoin de vous faire un dessin, si ?).
Une filière née sous tutelle
Structurellement, la Silver économie est un écosystème où l’innovation est encadrée depuis le début.
La filière est créée en 2013 par les pouvoirs publics.
Les incubateurs et accélérateurs dédiés sont en partie financés par le denier public et soutenus par des collectivités locales ou par des institutions à qui ils doivent - nécessairement - rendre des comptes.
Cette origine marque le secteur.
L’écosystème s’en remet aux pouvoirs publics pour structurer le marché et financer les services.
Les innovations sont souvent le fruit de dispositifs issus de l’État.
Trois exemples illustrent cette dépendance :
La téléassistance, marché subventionné depuis 1974
Créée sous Giscard, la téléassistance se développe comme un service communal pour les personnes âgées dépendantes.
Elle ne s’est jamais débarrassée de cette image, renforcée par le crédit d’impôt “services à la personne” et des marchés publics dans une quarantaine de départements.
La concurrence se fait sur les prix, la valeur perçue est nulle, le marché plafonne à 10% des plus de 80 ans.
J’en faisais déjà le constat l’an dernier dans cet article
MaPrimeAdapt’, l’aide qui formate le marché
Le secteur de l’adaptation du logement est stimulé par la création de cette prime dotée d’un fonds de plusieurs milliards, sur plusieurs années. Les professionnels investissent pour communiquer sur le dispositif et accueillir la demande, forcément massive.
Mais les critères financiers de la prime tirent le marché vers le bas, définissant une offre standard et incitant les seniors à rénover “dans la limite de l’aide” au lieu d’avoir une réflexion plus large sur l’adaptation du logement ou sa rénovation.
Rappel des promesses et engagements dans ce décryptage :
ICOPE, quand l’écosystème se structure autour d’une brique publique
Ce dispositif OMS, développé par des CHU et soutenu par La Poste, peut inciter un écosystème à se brancher dessus pour mesurer la prévention.
Mais que se passera-t-il si l’État se désengage financièrement ?
L’écosystème qui se sera structuré autour de cette brique survivra-t-il ?
L’innovation bridée
Dans ces trois cas, l’innovation est bridée par le cadre fixé, consciemment ou pas, par l’État. Ce qui limite l’ambition des projets et la réponse à des besoins qui vont au-delà, ainsi que la capacité du marché à proposer des solutions que des seniors seraient prêts à payer sans aide publique.
Un entrepreneur du secteur analyse : “La grande difficulté de la Silver économie, c’est la capacité à définir un gain clair pour ses utilisateurs. Les acteurs dominants dépendent des subventions publiques, ce qui crée un effet d’éviction. L’argent disponible pour l’innovation est mal utilisé, dispersé entre une multitude de petits acteurs, souvent des associations. Les dispositifs comme la Conférence des financeurs renforcent cette fragmentation.”
Cette dépendance crée un cercle vicieux. Pour exister, il faut s’aligner sur les priorités publiques. Pour obtenir des financements, il faut répondre à des appels à projets. Pour se développer, il faut cocher les cases des dispositifs existants.
L’innovation de rupture, celle qui transforme les usages sans demander la permission, peine à émerger dans ce contexte.
Le fantasme du marché B2C inexistant
Le fantasme de l’absence d’un marché B2C est persistant. Il conduit les projets à se tourner vers des partenaires institutionnels ou des financements publics pour se développer.
Or, les innovations qui révolutionnent le quotidien des consommateurs sont plus visibles que celles qui fluidifient la compta d’un EHPAD.
Marie réagit à mon post : “L’innovation, ce n’est pas seulement la techno ou le process. C’est aussi repenser les modèles de logement et de société.”
Je ne suis pas d’accord. Ou plutôt, je refuse de mettre ces deux types d’innovation sur un pied d’égalité. Le problème de la Silver économie, c’est justement qu’elle traite de la même façon l’innovation organisationnelle et l’innovation produit.
Certains concours ou dispositifs récompensent une innovation organisationnelle difficile à mesurer ou à apprécier, alors que ce qui manque au secteur, ce sont des innovations visibles, peut-être un peu bling-bling, mais que les investisseurs, les médias et le public peuvent reconnaître.
Nous avons besoin d’innovation qui fait venir les investisseurs et met des étoiles dans les yeux. Nous avons un enjeu d’attractivité. Il se résout par de l’innovation qui fait rêver. Celle dont on parle dans le journal. Celle à côté de laquelle on veut faire un selfie. Un produit ou service final. Quelque chose qu’un investisseur veut financer, qui peut être expliqué en une phrase, un game changer.
L’approche organisationnelle, c’est du changement de fond. Cela prend des années. Ce n’est pas valorisable. C’est important, certes, mais ce n’est pas ce qui fera décoller le secteur.
Fabienne tempère : “L’innovation pour l’innovation ne fait pas sens. Il faut aller sur le terrain pour identifier où on peut apporter de la valeur.”
Elle a raison sur le principe. Mais le vrai problème, c’est que le mot innovation est employé à tout bout de champ pour désigner des choses différentes. Pourtant, quand on observe un marché, on peut reconnaître une vraie innovation de rupture. Même si certains la considèrent comme un gadget au départ. La montre connectée, le smartphone, Uber : autant d’innovations qui ont transformé nos usages et que beaucoup qualifiaient de gadgets à leurs débuts.
Dans la Silver économie, nous avons surtout des copycat. L’Uber du transport médicalisé. L’Airbnb de l’EHPAD. Le Deliveroo du portage de repas. Mais aucune innovation de rupture isolée qui soit clairement une réponse à un problème spécifique. Aucun produit ou service qui fasse dire : “Voilà, ça change tout.”
C’est cette innovation-là qui manque. Celle qui transforme l’usage, qui crée de la valeur perceptible, qui donne envie aux clients de payer sans attendre une subvention. Celle qui fait rêver les investisseurs et donne au secteur une attractivité qu’il n’a jamais vraiment eue.
L’argent qui manque, l’argent qui bride
L’investissement privé est rare, insuffisant pour stimuler l’innovation. Un entrepreneur du secteur le formule ainsi : “Les PME innovantes se trouvent face à un dilemme. Soit elles investissent dans des technologies de rupture, mais le développement est long et la réplication facile. Soit elles misent sur des révolutions systémiques qui nécessitent de lever beaucoup d’argent. Or, cet argent n’est pas disponible à cause de la structure même du secteur.”
Le problème est structurel. Les marchés de la Silver économie sont fragmentés. Chaque segment présente un marché adressable limité : les seniors disposés à payer pour un service spécifique représentent une fraction du marché total. Cette réalité rend le secteur peu attractif pour les investisseurs qui recherchent des opportunités à fort potentiel de croissance. D’où l’enjeu, pour certains acteurs, de se connecter au secteur de la santé, mieux doté financièrement et présentant des marchés adressables plus importants.
Les investisseurs préfèrent les secteurs où la croissance est rapide et les marges confortables. La Silver économie, avec ses tickets unitaires faibles et ses cycles de vente longs, ne coche pas ces cases.
Résultat : l’argent public oriente l’innovation vers des dispositifs encadrés, mesurables, contrôlables. L’argent privé fuit un secteur perçu comme trop dépendant des subventions et pas assez scalable.
LinkedIn, miroir déformant du secteur
La lecture du marché est biaisée par la mise en avant excessive de certains projets. Sur LinkedIn, dans les événements, dans les médias, quelques personnes font autorité. Leurs propos façonnent la perception collective. Résultat : on croit connaître les innovateurs du secteur.
On se trompe.
“Les innovateurs existent, mais ce ne sont pas les boîtes qui font leur autopromotion appuyée sur LinkedIn”, me confie l’un des entrepreneurs que j’appelle. “Considérer LinkedIn comme l’image fidèle du marché, c’est passer à côté.”
Sébastien réagit à mon post : “Fake it until you make it. Autant je comprends que l’affichage LinkedIn ne représente pas toujours - souvent - la réalité, mais ça peut contribuer à créer de la confiance auprès de prospects qui découvrent l’offre et améliorer le commercial.” Il ajoute, non sans humour : “Je lui recommande des entreprises vraiment innovantes. Je n’ai pas été appelé.”
Je lui réponds : “C’est quoi une entreprise vraiment innovante ?”
Je pose la question parce que le mot n’a pas une définition unique, universelle. Une entreprise peut innover dans le fond et la forme : le service rendu, la façon de le délivrer, l’organisation qui tourne en arrière-plan. Un service d’aide à domicile qui automatise son back-office et adopte une culture IA innove.
Mais vu de la rue, son service reste le même que celui du voisin.
L’innovation existe, elle est réelle.
Elle est invisible.
Et l’absence d’un Viva Tech de la Silver économie ou d’un BIG de la longévité se fait cruellement sentir pour un écosystème en carence de visibilité.
L’absence de grand-messe
Il n’y a aucun salon de la Silver économie qui soit une grand-messe de l’innovation genre VivaTech, de l’entrepreneuriat genre Big (le rendez-vous de Bpifrance), ou du B2C genre le CES.
Dans nos salons, les exposants sont des institutions et les visiteurs... les gens de l’écosystème. Un entre-soi qui ne favorise pas l’émergence de nouvelles têtes, de nouveaux modèles, de nouvelles ambitions.
Le salon “Pas Foutus” en est l’illustration parfaite. Une communication qui vise le grand public, une offre qui s’adresse aux professionnels. Un décalage qui résume la difficulté du secteur à sortir de sa logique institutionnelle.
Ce que révèle ce café
Ce café, ces coups de fil, ce post LinkedIn révèlent une réalité inconfortable : la Silver économie française est prisonnière de son origine institutionnelle. Elle peine à sortir d’une logique de dépendance aux pouvoirs publics. Elle souffre d’un décalage entre son image médiatique et sa réalité de terrain.
Les vrais innovateurs existent. Ils travaillent. Ils transforment. Mais ils ne font pas de la mousse sur LinkedIn. Ils construisent, lentement, des solutions qui répondent à des besoins réels.
Pour que la Silver économie change d’échelle, il faudra accepter plusieurs vérités. L’innovation n’a pas une définition unique. Elle peut être technologique, organisationnelle, sociale. Elle peut être visible ou invisible. Elle peut faire rêver ou transformer en silence.
Mais toutes les innovations ne se valent pas. Certaines attirent les capitaux, créent de l’attractivité, transforment les perceptions. D’autres améliorent les processus sans révolutionner les usages. Les deux ont leur place, mais elles ne répondent pas aux mêmes enjeux.
Il faudra aussi créer les conditions d’un véritable écosystème entrepreneurial. Moins de dépendance aux subventions. Plus d’investissement privé. Des événements qui célèbrent l’innovation plutôt que l’institution. Des modèles économiques qui reposent sur des clients payants plutôt que sur des financements publics.
Il faudra enfin sortir de l’entre-soi. Organiser des salons pour le grand public, pas pour les professionnels déguisés en grand public. Créer des lieux où les seniors, les aidants, les entrepreneurs, les investisseurs se rencontrent. Où l’innovation se confronte à la demande réelle.
En attendant, les vrais innovateurs continuent de travailler. Dans l’ombre. Loin de LinkedIn. Loin des salons. Ils savent que la transformation prend du temps. Ils savent que l’innovation réelle ne se décrète pas. Elle se construit, jour après jour, au contact du terrain.
Merci Alexandre pour ces analyses du secteur.
J'ai beaucoup aimé les paragraphes de conclusion...
Merci pour cette lecture du dimanche, toujours aussi vrai Alexandre.
A bientôt j'espère
James