Anti-Manuel de l'habitat partagé : Les 3 erreurs stratégiques d'Ages&Vie
Comment dégrader sa réputation, se fâcher avec ses parties prenantes, perdre des clients et se faire remarquer par les médias alors que tout allait pour le mieux.
Bienvenue dans Longévité, où j'analyse les dernières tendances de la Silver économie. Dans cette édition, je vous montre quelles erreurs ne pas commettre pour accélérer un projet d’habitat partagé. Nous explorerons la façon dont Ages&Vie s’y est pris pour commettre toutes ces erreurs et j’essaie de répondre à LA grande question : Comment se faire aimer de ses parties prenantes quand on est une marque commerciale ?
L'EHPAD va mal. Ce n'est un secret pour personne et les causes, multiples, pourraient se résumer ainsi : une décorrélation entre l'offre et la demande.
Les clients potentiels de l'EHPAD ne veulent pas en entendre parler et seuls ceux à qui on ne laisse pas le choix finissent par y atterrir, avec la certitude, souvent confirmée par les faits, qu'ils y vivront leurs dernières années.
Je suppose que, même si je n'en ai pas la preuve formelle, l'une des raisons qui explique la peur de l'EHPAD, c'est l'idée implicite qu'il s'agit du lieu où les résidents mourront. Entrer à l'EHPAD, c'est donc se rapprocher de sa fin, de façon très concrète.
Vous pouvez donc comprendre l'intérêt suscité par des alternatives. Des logements collectifs qui offrent à leurs clients autre chose. En n'étant pas l'EHPAD, ils peuvent détourner les clients potentiels de l'ombre de la mort. Vu le rejet massif dont pâtit l'EHPAD, il n'est pas bien compliqué de faire rêver les gens en leur proposant autre chose. Surtout si l'on s'adresse à des gens qui pensaient ne pas avoir d'autre choix.
Mais, allez-vous me dire, comment se fait-il que cette solution miraculeuse ne soit pas mieux connue. Comment expliquer que l'offre d'habitat alternatif (en volume) atteint à peine 2% de l'offre d'EHPAD1. Et bien, selon moi, il y a 4 causes
Les causes de la méconnaissance de l'habitat partagé
L'éclatement de l'offre
Le premier problème, c'est l'éclatement du marché et la diversité des offres. Une diversité louable, car elle montre que beaucoup d'enseignes vont développer des projets en cohérence avec une demande locale, par essence diverse.
Mais une diversité qui brouille la lecture de ce marché par des clients potentiels qui en découvrent l'existence et l'incroyable variété à un moment où ils n'ont pas beaucoup de temps pour mener une étude exhaustive, attendu qu'ils doivent trouver en urgence un logement pour leur parent âgé.
En l'absence d'un organe fédérateur, d'une structure centralisée, d'un interlocuteur unique pour les consommateurs, difficile, voire impossible d'apporter une réponse unitaire et claire à des citoyens qui s'en remettent à Google et de rares annuaires (ni complets, ni exhaustifs).
Le scepticisme des prescripteurs
L'éclatement de l'offre complique sa compréhension par les prescripteurs traditionnels (CCAS, hôpitaux, médecins, assistantes sociales, etc.). Et donc, si ces prescripteurs doivent donner leur avis, ils vont éviter de prendre le risque d'envoyer la personne vers une structure non adaptée et préférer l'EHPAD, qui a le mérite d'être rassurant (par pour les familles, mais pour les pros).
Le coût des projets
L'immobilier, ça coûte cher et ça demande des compétences qui ne sont pas à la portée du premier venu. Les entrepreneurs qui se lancent dans la création d'un habitat partagé doivent trouver des partenaires techniques et financiers qui seront en mesure de gérer la construction ou rénovation et supporter l'investissement et son immobilisation pendant plusieurs années.
Les modes d'investissements sont spécifiques et même si les meilleurs investisseurs peuvent gagner beaucoup d'argent sur ce type de projets immobiliers, cela requiert des connaissances et compétences spécifiques. En outre, la conjoncture n'est pas favorable à ce type de montages financiers.
Si vous souhaitez cerner les subtilités de ces montages et leur handicap, je vous recommande l’excellent dossier réalisé par
dans sa newsletter Substack :La défiance à l’égard de l'offre commerciale
Un autre frein au développement, c'est une certaine défiance à l’égard de l'offre commerciale. Défiance subjective, injuste, injustifiée, mais réelle. Tant au niveau des élus locaux que de certaines institutions, comme la CNSA, dont les accompagnements et les financements vont cibler les projets publics ou associatifs, bénéficiant d'une présomption de moralité encore interdite aux structures commerciales.
Un problème gênant dans la mesure où les structures commerciales sont plus pertinentes pour embarquer les investisseurs privés qui contribueront à la massification de l’offre.
Certes, les bailleurs sociaux ont aussi la surface financière nécessaire à ces investissements, mais ils misent rarement dans l'habitat partagé, pour diverses raisons que je ne développerai pas aujourd'hui.
Car aujourd'hui, c'est de la dernière cause de méconnaissance ou défiance que je voudrai vous parler. Une cause intimement liée à la précédente, mais qui rappelle aussi, par bien des côtés, le procès d'intention fait à l'EHPAD commercial après la sortie et le succès des Fossoyeurs.
Un livre qui enquêtait sur le système ORPEA, mais que trop de détracteurs étendent à tous les groupes d'EHPAD commerciaux, juste au prétexte qu'ils sont commerciaux.
Comme je l’analyse dans ce dossier :
Je vais analyser les erreurs stratégiques commises par Ages&Vie, une enseigne d'habitat partagé appartenant à Clariane depuis 2020.
Au-delà du focus sur Ages&Vie, cette analyse vous intéressera car elle met le doigt sur des enjeux récurrents du secteur de l'habitat partagé et de toute entreprise : donner aux clients ce qu'ils veulent.
Les 3 erreurs d’Ages&Vie
Selon mon analyse, l'enseigne bisontine a commis 3 erreurs.
Je les énumère avant de détailler :
1. S'être associé à Korian au lieu de se contenter d'un attelage purement financier, qui aurait peut-être été moins costaud, financièrement, mais n'aurait pas associé les Bisontins à un acteur à la réputation dégradée et vendant une solution à l'opposé de celle promue par Ages&Vie.
2. Avoir conservé son business model "SAD intégré", se mettant à dos les départements hostiles à ce format.
3. Avoir négligé l'animation dans ses maisons, ce qui a dégradé sa valeur perçue auprès des clients et des salariés, lesquels devraient être les meilleurs prescripteurs auprès de nouveaux clients compte tenu de la taille des maisons et de leur implantation rurale.
Avant de détailler, faisons un tour d'horizon sur Ages&Vie, histoire de bien situer les enjeux et perspectives de cette belle entreprise française.
Le concept Ages&Vie en bref
Ages&Vie est une entreprise créée en 2008 à Besançon par trois partenaires aux compétences complémentaires en immobilier, vente et influence politique. Ages&Vie propose des maisons standardisées comprenant 7 chambres individuelles organisées autour d'espaces de vie commune. Les habitants partagent le couvert et les loisirs, mais ils disposent cependant d'un grand espace personnel.
La maison est régie par une gouvernante, assistée de plusieurs auxiliaires de vie. Pour tourner correctement, elle ne peut en principe pas accueillir plus de 2 GIR 2, au risque de désorganiser tout le service. Un service qui est assuré par du personnel Ages&Vie, la structure ayant choisi dès sa création d'intégrer un service d'aide à domicile (SAD) lui appartenant dans chacune de ses maisons.
Ce choix stratégique nécessite d'obtenir l'accord du département qui doit valider les demandes d'agrément déposées par Ages&Vie pour ses projets.
L'enseigne cible les petites communes rurales auxquelles elle propose une offre clé en main, moyennant la vente par la commune d'un terrain constructible, de préférence en centre bourg (mais pas systématiquement).
Terrain sur lequel Ages&Vie bâtit 2 à 3 maisons qui vont chacune accueillir 7 locataires. Ces locataires paient un abonnement mensuel qui comprend gîte, couvert et service. Ils n'ont en revanche pas le droit de renoncer au service pour venir avec leur propre auxiliaire de vie.
Quand on choisit Ages&Vie, on opte pour le package global.
Le développement commercial du projet
De 2008 à 2020, l'enseigne se développe dans le Doubs et les départements limitrophes de la région Bourgogne-Franche-Comté. Elle ambitionne une extension nationale pour laquelle elle a besoin d'une plus grande surface financière. Elle va aller la chercher auprès de 3 partenaires. La Caisse des Dépôts, le Crédit Agricole (du Finistère) et Korian.
Le n°1 Européen des EHPAD voudrait ainsi diversifier son offre de logement en apportant une solution aux personnes qui n'ont pas besoin d'aller en EHPAD. Il devient donc actionnaire majoritaire de Ages&Vie et investit plusieurs millions dans une foncière co-créée avec les deux banques partenaires susmentionnées.
Désormais, Ages&Vie achète les terrains, construit ses maisons, revend le foncier à la foncière, qui supporte le poids financier pendant la durée d'amortissement et se charge de l'exploitation commerciale du projet. Un schéma similaire à celui qui a cours dans toutes les opérations de promotion immobilière et notamment, en ce qui nous concerne, les RSS et les EHPAD.
Le but de cette opération est de permettre à Ages&Vie de multiplier la taille de son parc par 5 en dix ans. La structure se sent donc pousser des ailes et se met à construire autant de maisons par an qu'elle en avait construites entre 2008 et 2020.
Un os dans le pâté
La crise ukrainienne, la hausse des taux d'intérêt et du coût de la construction freinent cette ambition et les fondateurs quittent prématurément l'entreprise, qui fait évoluer sa gouvernance et son développement à partir de janvier 2023. Mais les causes de ce départ restent floues, car le groupe Korian explique avoir écourté sa collaboration avec le trio en raison d'erreurs de gestion relatées dans les documentaires et articles diffusés sur Arte et dans XXI. Faute d'informations précises sur le sujet, je n'irai pas plus loin sur ce point.
En revanche, j'aimerais vous partager mon analyse sur les 3 erreurs d'Ages&Vie. Ce ne sont pas les erreurs qui ont provoqué le ralentissement de son expansion, imputable à la "crise ukrainienne" et ses conséquences, mais elles expliquent, selon moi, les difficultés que la marque rencontre et rencontrera dans son expansion.
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