Comment réinventer le lien social : trois initiatives entrepreneuriales contre la solitude
Bouge ton coq, L'Heure civique et Bistrot Bertha : quand l'entrepreneuriat citoyen rebâtit des communautés pour vaincre l'isolement
Bienvenue dans Longévité, la newsletter où j’analyse, semaine après semaine, les enjeux et perspectives d’une société de la longévité.
Aujourd’hui, je rebondis sur un post publié sur Linkedin samedi dernier où j’invite les entrepreneurs à développer des communautés au lieu de chercher des solutions technologiques à l’isolement.
Même isolée, une personne ne se plaint pas "d'isolement social".
Elle exprime l'ennui, la tristesse de n'avoir personne à qui parler, la solitude au réveil. La Silver économie fait fausse route en confondant le symptôme (l'isolement) et le besoin réel (la connexion émotionnelle).
Je décline une réflexion récurrente dans Longévité, autour de l’isolement et de la solitude.
Ce post fait aussi écho à des réflexions que j’entretiens avec des clients dans le cadre de projets consacrés à la création de communautés et d’actions collectives bénévoles.
Tirant le fil de mes pensées, je me remémore cet excellent essai de Fukuyama, sur le libéralisme, lu le mois dernier, où l’auteur explique que la démocratie libérale est responsable de l’isolement social.
Et moi, je m’interroge : si le libéralisme1 est la cause, peut-il porter le remède en lui ?
Oui, mais à condition que nous, les citoyens, décidions de passer à l’action.
Déroulons la pelote à partir de ces prémices pour chercher une réponse à LA grande question :
Comment passer à l’action ?
Dans son essai "Libéralisme, vents contraires", paru en 2023, Francis Fukuyama explore une transformation fondamentale de nos sociétés occidentales : le désenclavement des individus.
Ce célèbre politologue américain démontre comment le libéralisme, en promouvant la liberté individuelle et l'égalité des droits, a progressivement brisé les structures communautaires traditionnelles – familles élargies, clans, villages – qui encadraient autrefois rigidement l'existence.
Cette révolution silencieuse a permis aux citoyens de s'affranchir des contraintes imposées par les structures patriarcales et communautaires.
Le libéralisme a valorisé l'individu comme unité centrale de la société, favorisant l'émergence de la famille nucléaire et l'individualisme.
Les relations interpersonnelles se sont progressivement fondées sur des choix personnels plutôt que sur des obligations communautaires.
Le prix de la liberté
Mais cette émancipation a un prix.
L'individualisme triomphant s'accompagne d'un isolement croissant qui touche toutes les générations et plus particulièrement les seniors.
D'une obligation morale et civile de vivre ensemble, nous sommes passés à une société où l'isolement semble parfois inéluctable.
Ce constat est-il pour autant une fatalité ?
Ou sommes-nous simplement dans une phase transitoire ?
Entre le modèle communautaire traditionnel et un nouveau paradigme social restant à inventer, des initiatives émergent et proposent de nouvelles formes de faire communauté, sans renoncer aux acquis de la liberté individuelle.
La liberté, c’est le droit de faire ce que l’on désire avec ce que l’on a.
Murray Rothbard2
I. Le paradoxe du désenclavement libéral : liberté et solitude
Un processus historique aux conséquences ambivalentes
Le processus d'émancipation individuelle décrit par Fukuyama n'est pas récent. Si le libéralisme a contribué à la Révolution française, c'est sur le temps long que ses principes ont transformé nos sociétés. Depuis les Trente Glorieuses, la famille nucléaire est devenue la norme, et progressivement, les liens se sont distendus.
Aujourd'hui, cette évolution atteint un point critique. La distance moyenne entre un proche aidant et la personne âgée qu'il accompagne est de 280 kilomètres, témoignant de cet éloignement. L'isolement social n'est plus l'apanage de quelques marginaux, mais une réalité structurelle qui touche tous les pays confrontés au vieillissement.
Les gains de la liberté individuelle
Cette transformation a apporté des bénéfices considérables. Comme le souligne Fukuyama, la dissolution des structures traditionnelles a permis :
Une autonomie accrue, permettant aux individus de choisir librement leur parcours professionnel, leur lieu de résidence, leurs relations
L'émancipation sociale, notamment des femmes et des minorités, auparavant soumises à des hiérarchies patriarcales ou claniques
Une mobilité sociale sans précédent, ouvrant la voie à une plus grande fluidité dans les classes sociales
Les coûts de l'individualisme
Mais le revers de cette médaille est tout aussi significatif :
Un isolement social croissant, particulièrement chez les personnes âgées
Une fragilité des liens sociaux, avec la diminution du sens collectif
Des inégalités accrues, le libéralisme n'assurant pas toujours une redistribution équitable des ressources
Ce constat pourrait sembler pessimiste.
Pourtant, une autre lecture est possible.
Et si nous étions simplement dans une phase transitoire ?
Après être passés de systèmes communautaires fermés à un système libéralisé, inventons un modèle social où la communauté se reconstitue autrement !
II. Les nouvelles communautés : réinventer le lien social
Face à l'isolement social, des initiatives innovantes émergent. Elles partagent une caractéristique commune : la création délibérée de communautés, orchestrée par des entrepreneurs sociaux ou des citoyens engagés. Trois exemples illustrent particulièrement cette tendance.
Bouge ton coq : revitaliser les communautés rurales
Bouge ton coq est un projet associatif né pendant la pandémie de Covid-19, avec l'ambition de réactiver la vie sociale dans les zones rurales françaises. L'association a développé plusieurs initiatives remarquables :
La création d'épiceries coopératives dans les communes dépourvues de commerces
La mobilisation de médecins pour assurer des permanences dans les déserts médicaux
Des programmes de lutte contre l'isolement des seniors via l'engagement citoyen
Ce qui distingue Bouge ton coq, c'est sa méthodologie unique. L'association a développé des packs standardisés — de véritables boîtes à outils prêtes à l'emploi — que les communes peuvent facilement s'approprier.
Leur approche est simple : identifier une commune exprimant un besoin, accompagner les porteurs de projets locaux pendant la phase d'amorçage, puis laisser le collectif évoluer selon sa propre dynamique.
La véritable force de l'association réside dans la méta-communauté qu'elle a créée. Bouge ton coq ne se contente pas d'un soutien ponctuel, mais offre un accompagnement continu, créant une communauté où les entrepreneurs ruraux se soutiennent et s'encouragent les uns les autres.
Cette dimension est cruciale, car les projets évoluent différemment. Si certaines épiceries coopératives, portées par des communautés très engagées, fonctionnent à temps plein, d'autres optent pour des modèles plus modestes.
Cette communauté de soutien est essentielle pour les porteurs d'initiatives locales. Lorsque la dynamique s'essouffle ou que des difficultés surgissent, ils peuvent puiser dans ce réseau les conseils, le soutien moral et les retours d'expérience nécessaires pour retrouver leur élan.
Cette approche allie innovation sociale et transmission de savoir-faire. Plus qu'un simple créateur de projets, Bouge ton coq bâtit un écosystème vivant et auto-apprenant où chaque initiative nourrit les suivantes.
Ce modèle d'entrepreneuriat citoyen, fondé sur le partage d'expertise et les réseaux de soutien, ouvre une voie prometteuse pour reconstruire durablement le lien social.
L'Heure civique senior : mobiliser l'engagement intergénérationnel
L'Heure civique senior, portée par l'association Voisins Solidaires et son fondateur Atanase Perifan (déjà à l'origine de la Fête des voisins), propose une réponse différente mais complémentaire.
Ce programme vise à engager les jeunes retraités à consacrer une heure par mois au service de la communauté, particulièrement auprès des seniors plus âgés. C'est une déclinaison de « L'Heure civique », un dispositif permettant aux citoyens de s'engager dans des missions d'intérêt général via leur commune, sans obligation d'adhérer à une association.
Retex
L'expérience de la commune de L'Huisserie en Mayenne illustre parfaitement l'impact de ce dispositif. Comme l'explique Jean-Pierre Thiot, maire de cette commune : « Bien que notre commune ait un réseau associatif important, certaines populations nécessitent une approche plus proactive, que nos associations ne pouvaient pas toujours offrir. » L'Heure civique complète ainsi le tissu associatif existant en répondant à des besoins spécifiques et ponctuels — « changer une ampoule ou déplacer un pot de fleurs » — trop modestes pour faire appel à une entreprise, mais essentiels pour le maintien à domicile.
Un aspect frappant de cette initiative est le déséquilibre entre l'offre et la demande. À L'Huisserie, la commune compte « 13 bénéficiaires et une quinzaine de bénévoles actifs », avec plus de volontaires que de demandeurs d'aide. Ce phénomène, observé dans d'autres communes, révèle une réalité souvent ignorée : le problème n'est pas le manque de solidarité, mais la réticence des personnes âgées à solliciter de l'aide.
L'Heure civique a aussi un impact social plus large. Comme le souligne M. Thiot, le dispositif « a permis de mobiliser des bénévoles qui, sans ce cadre, n'auraient peut-être pas osé se proposer. Ce sont souvent des nouveaux arrivants, des jeunes retraités, ou des actifs isolés qui cherchent à s'intégrer et à tisser des liens dans la communauté. »
Interview complète de Jean-Pierre Thiot publiée dans
en août 2024 à retrouver ici : Les solidarités locales à l’Huisserie.Cette double dimension est précisément ce qui rend L'Heure civique senior si prometteuse :
Pour les seniors isolés, elle apporte une présence régulière et un soutien concret
Pour les bénévoles, notamment les jeunes retraités, elle offre une occasion d'engagement qui facilite l'intégration sociale
Bénéfices mutuels
Comme l'explique Alain Deslorieux, fondateur de l'entreprise Mamie Lucette (qui organise un système similaire mais rémunéré), les jeunes seniors qui s'engagent auprès de leurs aînés prennent conscience de l'impact du vieillissement et peuvent ainsi mieux anticiper leur propre avenir.
L'expérience de L'Huisserie souligne également les défis de ce type d'initiative. « La mise en place de dispositifs comme "L'Heure civique" ne se fait pas instantanément », note le maire.
« Bien que les bénévoles et les référents de quartier soient motivés, il faut du temps pour que ces initiatives s'enracinent et que la population y adhère pleinement. » Le maintien de l'engagement dans la durée reste un défi majeur, nécessitant de « proposer des activités concrètes et gratifiantes qui répondent aux attentes des habitants. »
Face à l'augmentation du nombre de retraités en France, Atanase Perifan envisage l'impact considérable que pourrait avoir ce dispositif à grande échelle : si le million de nouveaux retraités attendus d'ici 2030 donnait chacun une heure par mois, cela représenterait un million d'heures de service civique mensuel au bénéfice de la collectivité.
Un potentiel immense pour recréer du lien social là où le libéralisme l'a distendu.
Bistrot Bertha : réinventer les espaces de convivialité
Le projet Bistrot Bertha, lancé par Antoine Gérard, expert en sociologie appliquée, illustre une troisième voie de reconstitution communautaire. Son histoire est née d'une coïncidence : après avoir relayé un article de France 3 sur un bistrot en EHPAD, Antoine a plaisanté sur la création d'une chaîne de bistrots similaires. Cette boutade s'est transformée en véritable projet grâce à un écho inattendu.
La réaction des professionnels travaillant en EHPAD, a été enthousiaste. Ils y voyaient une réponse concrète aux besoins de leurs établissements. Porté par cet élan, Antoine a lancé une expérimentation qui, en deux ans, s'est muée en véritable entreprise sociale.
Aujourd'hui, Bistrot Bertha organise des événements dans les EHPAD tout en développant des projets durables. L'initiative part d'un constat simple mais crucial : la vie en communauté ne protège pas de l'isolement. Comme le souligne Antoine : « Même si les résidents vivent ensemble, ils peuvent souffrir de solitude et d'ennui. »
La force de Bistrot Bertha réside dans l'engagement total d'Antoine. Sans lever de fonds, il a développé le concept et créé l'infrastructure nécessaire, notamment un comptoir mobile adaptable à différents espaces.
Bootstrap
Cette approche « bootstrap » démontre qu'il est possible d'agir sans attendre des financements importants.
Au-delà de l'aspect entrepreneurial, Antoine porte une réflexion approfondie sur l'écosystème des EHPAD. Sa vision et son engagement témoignent d'une passion authentique pour cette mission. Comme vous le soulignez : « Il a une vision sur le sujet, il est engagé sur cette cause parce qu'il aime ça, il veut agir vraiment sur cette thématique. »
En créant des espaces de convivialité distincts du quotidien institutionnel, Bistrot Bertha génère des opportunités de liens sociaux authentiques. Ces moments de partage autour d'un comptoir brisent la routine et offrent un cadre de socialisation plus proche de la « vie normale ».
L'expérience de Bistrot Bertha nous livre une leçon essentielle : si aucun environnement n'est à l'abri de l'isolement, aucune situation n'est non plus sans solution. Ce message d'espoir nous rappelle que même dans les contextes les moins favorables, il est possible de recréer du lien social avec engagement et créativité, sans moyens démesurés.
Entrepreneuriat citoyen : le libéralisme comme source d'émancipation collective
Ces trois exemples - Bouge ton coq, L'Heure civique senior et Bistrot Bertha - illustrent le champ des possibles dans le domaine de la reconstruction des liens sociaux.
Leur approche rejoint les aspirations profondes des libéraux historiques français, ces penseurs des Lumières et du 19e siècle qui, tout en reconnaissant le rôle de l'État, aspiraient à davantage d'autonomie et de liberté pour les citoyens.
L’Etat ou le citoyen ?
Face à l'isolement social, deux voies se dessinent clairement. La première, conventionnelle et souvent impuissante, consiste à attendre que l'État apporte des solutions institutionnelles.
La seconde, illustrée par nos trois exemples, repose sur l'initiative de citoyens et d'entrepreneurs engagés qui mettent en place des projets concrets pour relancer des dynamiques communautaires nouvelles.
Que ces initiatives soient un jour reprises ou soutenues par les pouvoirs publics importe peu. L'essentiel est de comprendre que cette capacité d'action réside en nous, citoyens.
L’animateur de communauté, personne clé
Ces projets partagent une caractéristique commune : ils sont portés par des individus dotés d'une aptitude particulière à construire et animer des communautés. Antoine Gérard pour Bistrot Bertha ou Atanase Perifan pour L'Heure civique illustrent parfaitement cette capacité à fédérer, à créer des espaces de convivialité, à donner l'impulsion initiale qui permettra ensuite à une communauté de vivre et se développer.
Cette capacité n'est sans doute pas universellement répartie. C'est pourquoi l'un des enjeux majeurs consiste à identifier et soutenir ces profils de "bâtisseurs de communautés", ces entrepreneurs sociaux qui peuvent catalyser la reconstitution du lien social. Il ne s'agit pas d'attendre passivement que l'État comble les vides laissés par l'effacement des structures traditionnelles, mais de permettre l'émergence d'initiatives citoyennes multiples et adaptées aux contextes locaux.
Aller plus loin avec Longévité Liberté
Pour approfondir ce sujet crucial, j'organiserai prochainement, dans le cadre de "Longévité Liberté", un atelier consacré à la conception des communautés citoyennes. Conformément à ce que j'ai annoncé dans mes précédentes newsletters, ces ateliers seront ouverts à tous les abonnés premium.
Nous les enregistrerons ensemble puis ils seront diffusés sur la chaîne podcast de "Longévité", avec une partie publique et une partie réservée aux abonnés premium.
Je reviendrai sur l'organisation précise de ces prochains ateliers dans un courrier que j’adresserai aux abonnés premium. Je vous y expliquerai en détail les modalités pratiques d'inscription et de participation.
Car au fond, c'est bien là que réside la voie la plus prometteuse : non pas dans l'attente passive de solutions venues d'en haut, mais dans la multiplication d'initiatives citoyennes portées par des entrepreneurs sociaux à même de recréer du lien là où la société l'a distendu.
Le libéralisme nous a libéré des contraintes communautaires traditionnelles ; à nous maintenant d'user de cette liberté pour inventer de nouvelles formes de solidarité choisie plutôt qu'imposée.
Que l’État se contente d’être juste. Nous nous chargeons d’être heureux.
Benjamin Constant
Je parle ici du libéralisme classique tel qu’il a été pensé en France entre les XVIII° et XIX° siècles. Une doctrine politique centrée sur la liberté individuelle, l'égalité devant la loi et la modération. Une idéologie née pour apaiser les conflits religieux en Europe qui a triomphé des totalitarismes du XXe siècle grâce à son respect des droits individuels et à sa capacité à gérer pacifiquement les sociétés diversifiées.
Oui, je sais que Rothbard n’est pas un libéral français du XIXè siècle !
Tout est dit, l'État providence est mort, alors il est urgent que les citoyens prennent conscience qu'il va falloir mettre les mains dans le moteur et que les porteurs de projets qui ont des ambitions sociétales se donnent les moyens de faciliter l'implication de tous.