Sommes-nous en train de construire la société de la solitude ?
Tout me porte à croire que nous creusons notre propre trou en conscience et que l'isolement n'est que la conséquence d'une décision collective de nous isoler tout au long de nos vies.
Dans cet essai, je vous invite à réfléchir avec moi à ce qui provoque la solitude et l’isolement. Est-ce un problème individuel, lié à un enchaînement de déveine, ou un événement sociétal, qui nous pend au nez à tous. Je ne vous assomme pas de chiffres, mais je vous donne plusieurs références pour approfondir votre réflexion, si vous le souhaitez.
J’aime la solitude
Je viens de passer un été quasi seul à Paris. Mes enfants sont chez leur grand-mère, en Normandie. Ma conjointe passe le plus clair de son temps avec eux et nous nous retrouvons 2 ou 3 soirs par semaine. En général, je fais quelques week-ends en Normandie, mais pas cette année.
J’ai donc passé le plus clair de juillet et août dans l’appart, avec le chat.
J’ai une organisation assez routinière. Je me lève tôt, je lis l’actualité, j’écris des contenus, j’interagis avec ma communauté sur Linkedin, Substack et par e-mail. Je dialogue avec mes clients et prospects. Je travaille sur les projets en cours. Je réfléchis à l’évolution de mon offre, de ma newsletter. Je lis. Je joue un peu.
Deux fois par semaine, je passe une heure à la salle de bloc. Et tous les jours, je marche entre une et trois heures dans Paris.
La plupart du temps, j’ai le moral. Mais il m’arrive de l’avoir dans les chaussettes, le moral. Voir, d’être dans un état quasi-dépressif pendant quelques jours. Cela ne dure pas longtemps et j’y suis habitué. J’en viens même à apprécier ces moments qui m’amènent des réflexions et des idées que je n’ai pas dans les moments plus optimistes.
Je tolère ces états dépressifs pour la même raison que je tolère la solitude estivale.
Parce que je sais que c’est provisoire
Je sais que ça va s’arrêter.
Que ma famille va rentrer.
Car je suis en revanche incapable d’imaginer vivre seul, vraiment seul. Complètement seul et sans espoir que ça change.
La solitude jusqu’au désespoir
Cet état de solitude absolu que rien ne vient rompre, parce que la personne qui en souffre a coupé tous les ponts. N’a pas d’entourage. Ne partage aucune passion.
C’est la situation de plus de 14.3 millions de seniors Américains.1
C'est pareil chez nous, bien sûr. Les Américains n’ont pas le monopole !
En France, la question problématique de l’isolement fait l’objet de deux baromètres réguliers.
Problème sociétal
Chaque année, Fondations de France2 et Petits Frères des pauvres3 alertent la société civile et le monde politique sur cet enjeu critique. Ces publications font bruisser les médias. Elles provoquent des réactions chargées d’émotions. Tout le monde s’offusque. Les postures chevaleresques se multiplient. Et puis une actu chasse l’autre. Et l’année suivante, banco, on remet le couvert. Résultat, une aggravation continue. Que rien ne semble pouvoir inverser.
Certes, des initiatives locales sont lancées par les acteurs de la société civile. Quelques start-up tentent d’apporter une réponse (souvent candide) à ce fléau.
Mais nous essayons de vider l’océan à la petite cuiller.
Parce que, selon moi, la solitude est une construction sociétale et pas l’accident de parcours de quelques malchanceux.
En 2023 en France, une personne sur 10 est en situation d’isolement total - Fondation de France.
Comment on en arrive là ?
Cela me fait penser à l’histoire de certains sans-abri. Ils avaient une vie normale, avec pavillon, voiture, femme, chien et enfant. Ils ont perdu leur boulot et tout le reste et ils se retrouvent à la rue d’où ils n’arrivent pas à sortir.
La solitude, cela pourrait être le même genre de descente aux enfers. Une personne qui, du jour au lendemain, passe d’une vie sociale normale, avec une famille, des amis, des collègues de boulot, un environnement social sur qui compter à plus rien de tout cela.
Oh, bien sûr, ça ne se fait pas si brutalement, c’est plutôt un glissement. Un glissement qui, selon l’excellent essai que
a publié la semaine dernière, provoque des effets de bord sur la santé.IA et solitude
Dans cet essai dont je vous recommande la lecture, Linda approfondit une réflexion amorcée sur Linkedin la semaine dernière à propos de l’utilisation des IA conversationnelles pour tenir compagnie aux seniors isolés.
Cette réflexion était elle-même provoquée par une publication de Dirk Schyvink, un spécialiste des agetech qui est à l’origine de la création du agetech lab de Birdhouse4.
Ce post Linkedin porte justement sur la généralisation possible de l’usage des IA conversationnelles et des robots pour résoudre le triple problème :
Isolement des seniors
Augmentation du nombre de seniors fragiles
Diminution du nombre de proches aidants et des aidants professionnels
J’ai réagi au post en expliquant que :
Je ne pense pas que l'IA puisse résoudre le vrai problème. Les personnes entre 65 et 80 ans n'ont pas besoin d'aide. Elles ont besoin de communauté, d'amis, de loisirs, de choses à faire, de choses auxquelles croire. Des choses qui ne s'achètent pas. Après, peut-être, à « l'âge de la fragilité », quand on « perd son autonomie », il pourrait y avoir une place pour l'IA, mais c'est un marché mince et, encore une fois, cette technologie ne pourrait pas remplacer l'humain. Le robot-majordome est donc un fantasme !
Et cela a enclenché la discussion.
Vous verrez que Linda est globalement d’accord avec moi, mais en même temps, les résultats des études sur l’usage des IA conversationnelles pour remplacer une présence humaine auprès des personnes isolées sont très positifs.
Ils montrent que ces IA sont utiles et efficaces. Ainsi, ils pourraient constituer une réponse efficace aux trois problèmes mentionnés précédemment.
J’ai évoqué ce sujet dans un essai publié il y a plusieurs mois, où je présentais l’une de ces IA prometteuses développée par la firme Israelienne Intuition Robotics : ElliQ.
La menace de l’IA ?
La menace de l’IA, c’est qu’elle soit perçue comme une solution au problème et donc que l’on estime que ce n’est plus un problème, attendue qu’on a trouvé la solution.
Vous trouvez cela improbable ? C’est pourtant un argument déjà utilisé dans différentes situations. 3 exemples
#1 C’est l’argument massue pour expliquer que les Français ne font pas de la prévention santé : on a un système de prise en charge tellement bon que c’est pas la peine de se fatiguer à faire de la prévention.
#2 Voyez L’EHPAD.
L’EHPAD est une solution à la dépendance. Un senior devient dépendant, pouf, on le place en EHPAD. Il n’est plus le problème de personne.
#3 La gestion des chutes. Il y a 8 causes aux chutes. 7 comportementales, une environnementale5. Le gouvernement commande un plan d’action et décide de financer la rénovation des logements. Son plan agit sur l’une des 7 causes qui n’est ni la plus importante, ni la plus simple à gérer, mais bon… Quelque chose a été fait, donc ce n’est plus un problème !
De la même façon, si l’on estime que l’IA conversationnelle est une solution au problème de l’isolement des seniors, il n’y a plus de problème et dont pas besoin d’agir préventivement.
Ce qui est terrible dans cette histoire, c’est qu’en apportant une telle réponse à l’isolement, on ne résout pas vraiment le problème.
Nous le mettons sous cloche.
Comme lorsque vous enfermez un senior fugueur en unité protégée. Vous le privez de sa liberté pour préserver votre tranquillité. Mais lui, vous le condamnez à un enfermement injuste.
L’enjeu, notre enjeu n’est donc pas d’apporter une réponse au problème, mais d’éviter que ce problème survienne.
Et c’est en menant cette réflexion que nous allons prendre conscience de la difficulté de la tâche. Parce que si la solitude et l’isolement sont des problèmes individuels, le type de cause qui permette d’expliquer un phénomène aussi massif, c’est la cause sociétale.
Cause sociétale
La solitude et l’isolement sont les conséquences d’un mode de société qui les facilitent. Il y a bien sûr un fait générateur de la spirale qui emmène un individu normal vers l’isolement. Il perd son travail. Divorce. Ou bien son conjoint décède. Ses enfants déménagent. Ses parents meurent.
Mais il y a un environnement social qui fait que cet événement provoque la solitude.
Et cet environnement social, c’est la société dans laquelle nous vivons vous et moi depuis 2 ou 3 générations.
Cet environnement de la facilité où nous avons petit à petit abandonné la collectivité car les appareils, les véhicules, les logements permettaient l’autonomie, l’individualisme, le repli sur la famille nucléaire.
Ce que les autres pensent de notre façon de traiter les vieux
Quand je discute de cette question des vieux qui vieillissent seuls ou en EHPAD avec des étrangers non occidentaux, beaucoup ont du mal à comprendre que nous ayons une attitude si égoïste avec nos parents. Pour eux, les aînés vieillissent en famille avec les enfants et petits enfants. Le clan veille sur les siens.
Dans la réalité, même dans les pays qui conservent une tradition de solidarité qui a disparu en France depuis les années 1950, ces usages se perdent avec l’urbanisation, l’exode rural et les migrations internationales. Mais la situation de la France et ses 7500 EHPAD est assez unique.
Peu de pays peuvent se targuer d’offrir un si grand nombre de lieux de relégations pour mettre les seniors à l’abri du monde extérieur… Ou le monde extérieur à l’abri des seniors.
Mais où veut-il en venir ?
Ce que je pense, c’est que l’isolement n’est pas un problème isolé, ce n’est pas une exception, ce n’est pas un accident de parcours.
C’est l’aboutissement logique de nos modes de vie actuels. Nous faisons tout pour finir isolés et c’est plutôt le fait que cela n’arrive pas à tout le monde qui est exceptionnel.
Quelques exemples :
La suppression du service militaire, des pensionnats et de tous les établissements et institutions qui donnaient aux citoyens l’opportunité de cohabiter avec des gens qu’ils n’avaient pas choisis,
L’aménagement des zones résidentielles avec la maison construite au milieu du terrain, le portail qui clôture le jardin,
La disparition des bars et cafés dans la majorité des communes de France,6
La disparition des petits commerces de centre bourg, concurrencés par les zones commerciales périphériques,7
La disparition des marchés remplacés par des supermarchés,
La croissance du nombre de voitures individuelles,
Le taux d’équipement en appareils électroménagers individuels. Les structures collectives de type laverie partagées sont devenues une exception rarissime !
Le développement des vacances individuelles au détriment des séjours collectifs,
Dans les campings, le développement des mobile homes qui attirent une nouvelle population de vacanciers, plus individualiste,
etc…
Songez à toutes les situations où l’individualisme prime sur le collectif !
Le développement de l’individualisme ne favorise pas la vie en collectivité. C’est le terreau de la solitude puisque les citoyens ont perdu l’habitude du collectif.
Selon moi, pour corriger le problème, il ne faut ni intervenir auprès des personnes déjà isolées, ni partir de leur situation à elles. Il faut plutôt réinjecter plus de moments collectifs dans nos systèmes et nos modes de vie.
Que cette collectivité soit citoyenne, religieuse, familiale ou communautaire.
Une touche d’optimisme ?
Mais vous me connaissez, je ne suis pas du genre idées noires sans chercher des alternatives. J’aimerais vous laisser en imaginer et en proposer en commentaire.
Mais je vais aussi vous donner quelques pistes enthousiasmantes.
Le succès des fanzones pendant les JO a montré que les gens aiment bien se retrouver pour faire ensemble des choses qu’ils pourraient aussi bien faire chez eux (regarder du sport à la télé).
L’habitat partagé est l’une des réponses intéressantes, mais il arrive trop tard dans le parcours résidentiel si nous le destinons aux seniors.
Le développement des coliving pour jeunes actifs montre qu’il existe une partie de la population qui aspire à plus de vie en collectivité
Sur ces deux derniers points, j’ai écrit de nombreux articles. Je vous recommande notamment celui-ci :
Source : recensement US : https://www.census.gov/data/tables/time-series/demo/families/households.html
Baromètre 2024 de la Fondation de France : https://www.fondationdefrance.org/fr/les-solitudes-en-france/etude-solitudes-2024
Dernière vague (2023) du baromètre des PFP : https://rapportannuel.petitsfreresdespauvres.fr/aller-vers-les-plus-isoles/
Birdhouse est un accélérateur Européen basé à Anvers, en Belgique. Il accompagne la croissance de start-up tech qui développent des solutions dans différents domaines, notamment l’adaptation de la société au vieillissement. Leur site : https://www.gobirdhouse.com/
Causes des chutes : mauvaise vue mal corrigée, chaussures inadaptées, traitement médicamenteux inadapté (notamment les psychotropes et les cocktails qui provoquent des états confusionnels), alcoolisme, dénutrition, sédentarité, fatigue, environnement accidentogène.
Le nombre de cafés en France a connu une diminution significative au fil des décennies. En 1960, il y avait environ 600 000 bistrots en France, mais ce chiffre est tombé à environ 34 669 en 2016. Cette baisse s'est poursuivie, avec une diminution moyenne de 2,8 % par an entre 2011 et 2016.
Les zones commerciales périurbaines ont pris une part de marché significative, représentant environ 65 % des parts de marché dans les villes moyennes, contre seulement 25 % pour les centres-villes. Ce déplacement de l'offre commerciale vers les périphéries a entraîné une augmentation du taux de vacance commerciale dans les centres-villes, avec des niveaux souvent supérieurs à 10 % et parfois atteignant 25 %.
Les centres-bourgs ont vu leur activité commerciale affaiblie par la baisse démographique et l'essor des activités périphériques. La diffusion de l'habitat périurbain et la concentration de l'offre commerciale en périphérie ont contribué à cette tendance. Cette situation est exacerbée par la fermeture progressive des petits commerces alimentaires dans les zones rurales, un phénomène observé depuis les décennies 1980 et 1990, où 25 à 30 % de ces commerces ont disparu.
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