Habitat inclusif : le thermostat, la télécommande et l'art difficile de décider ensemble
Sous-titre possible : Le modèle Abbeyfield illustre une vérité simple : vivre ensemble ne s'improvise pas
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Je vous invite aujourd’hui à découvrir un concept d’habitat groupé belge.
Pour le vivre de l’intérieur, j’ai imaginé le parcours d’intégration de deux candidats aux parcours de vie différents. À travers cet exercice, je veux vous aider à répondre à LA question :
Comment adapter mon produit à mes clients ?
Françoise et Jean-Luc
Françoise, 82 ans, regarde par la fenêtre de sa maison de quatre chambres. Depuis la mort de son mari il y a trois ans, les pièces résonnent d’un silence qu’elle ne supporte plus. Ses enfants vivent loin, les amies disparaissent une à une. Elle est autonome, en bonne santé, mais terriblement seule.
Jean-Luc, 73 ans, termine son café dans son appartement impeccable. Célibataire endurci, ancien cadre dirigeant, il a construit sa vie sur l’indépendance et le contrôle. Mais depuis sa retraite, les journées s’étirent. Les dîners en solitaire pèsent. Un peu de compagnie ne serait pas si mal, après tout.
Tous deux cherchent une solution. Pas une résidence services – trop impersonnelle, trop hôtelière. Pas une structure médicalisée – ils sont autonomes, pas dépendants. Ils veulent juste de la compagnie. De la vie autour d’eux. Sans perdre leur liberté.
Ils découvrent les maisons Abbeyfield.
Le modèle Abbeyfield, ou l’art de vivre ensemble sans se marcher dessus
Françoise tombe sur une brochure. Jean-Luc fait ce qu’il a toujours fait : une recherche méthodique sur Internet. Tous deux arrivent à la même découverte : un concept d’habitat né au Royaume-Uni en 1956, implanté en Belgique depuis 1995, qui compte aujourd’hui 12 maisons dans le plat pays.
Le principe est simple = 10 seniors autonomes dans une grande maison.
Chacun dispose de son appartement privatif. 50 mètres carrés – chambre, salon, coin cuisine, salle de bains.
Espaces communs partagés : un grand salon, une salle à manger, parfois un jardin. Et surtout, ils partagent un repas hebdomadaire, préparé à tour de rôle.
Le coût ?
Entre 700 et 750 euros par mois, charges comprises.
Bien en deçà d’une résidence services ou d’un logement partagé non subventionné.
L’organisation ?
Autogérée. Les résidents se réunissent régulièrement, prennent ensemble les décisions qui concernent la maison, établissent les règles de vie commune. Pas de directeur, pas de personnel permanent. Juste un groupe d’habitants qui décident collectivement.
“Ça me rappelle quand nous recevions des amis,” pense Françoise. Les dimanches où toute la famille se retrouvait autour de la table.
Jean-Luc, lui, prend des notes. “Intéressant. Mais il faudrait voir les modalités précises de cette ‘gestion collective’.”
Le parcours du combattant, ou comment prouver qu’on est digne de payer un loyer
Étapes 1-3 : Les préliminaires
Françoise rédige sa lettre de motivation avec soin. Elle parle de son veuvage, de sa solitude, de son envie de retrouver une vie partagée. Elle évoque ses qualités de cuisinière, sa douceur, sa capacité d’écoute.
Jean-Luc liste méthodiquement ses atouts : autonome, organisé, cultivé, expérience de la gestion d’équipe. Il omet qu’il n’a jamais vraiment vécu à plusieurs depuis ses 25 ans.
Tous deux sont sélectionnés pour une première visite. La maison est chaleureuse. Mais ce qui frappe, ce sont les regards des habitants. Scrutateurs. Évaluateurs.
Françoise engage naturellement la conversation, s’intéresse aux autres résidents. Jean-Luc observe, analyse l’agencement, la logistique.
Étapes 4-6 : L’inspection approfondie
Consultation médicale pour vérifier l’autonomie. Entretien avec l’assistante sociale et le psychologue. Plus étrange : pourquoi un avis psy pour louer un appartement ?
Le plus déconcertant, les rencontres répétées avec les habitants. Trois, quatre fois, autour d’un café, d’un repas. À chaque fois, de nouvelles questions sur leurs habitudes, leurs goûts, leur capacité à faire des compromis.
Françoise s’épanouit dans ces échanges. Jean-Luc commence à trouver le processus intrusif. “Ils veulent savoir si je préfère les infos de 13h ou de 20h ? Sérieusement ?” Mais il joue le jeu. Il sait comment présenter la bonne façade.
Étapes 7-8 : Le stage, révélateur des incompatibilités
Quinze jours d’immersion totale. Françoise participe aux tâches, aux discussions, aux décisions quotidiennes. Où acheter le pain ? Qui arrose les plantes ? Faut-il baisser le chauffage la nuit ?
Elle doit négocier l’heure de sa douche – pour ne pas réveiller le voisin du dessous. Le choix du programme télé fait l’objet d’un consensus. Même le thermostat nécessite un accord collectif.
Mais Françoise a vécu 50 ans en couple, élevé trois enfants. Négocier, composer, elle connaît.
Jean-Luc déchante. Le premier soir, il veut baisser le chauffage du salon – il a toujours eu chaud. On lui explique qu’il faut d’abord en discuter en réunion. Le lendemain, il propose de décaler l’heure du repas partagé. On lui rappelle que ce créneau a été choisi démocratiquement.
Le troisième jour, une résidente lui fait remarquer qu’il monopolise la télécommande. Le septième, lors de la réunion hebdomadaire, il découvre qu’on va voter sur la température du salon. Un vote. Pour un thermostat.
Jean-Luc a géré des équipes de cinquante personnes. Et là, à 73 ans, il doit lever la main pour décider si on règle le chauffage à 19 ou 20 degrés.
Étape 9 : Le verdict du conseil des habitants
Fin du stage. Le conseil se réunit. Françoise est acceptée à l’unanimité. “Elle s’intègre naturellement,” dit l’un.
Jean-Luc passe de justesse. Des réserves : “Un peu distant.” “Pas assez impliqué.” “On sent qu’il a du mal avec la dimension collective.” Mais il passe. Peut-être parce qu’il a bien joué son rôle. Peut-être parce que la maison a besoin d’un dixième résident.
L’épilogue contrasté
Françoise emménage deux mois plus tard. Six mois après, elle rayonne. Elle a retrouvé cette vie partagée qui lui manquait tant.
Jean-Luc décline poliment. Après ces quinze jours, il a compris. Cinquante ans de vie en solo ne s’effacent pas. L’idée de devoir justifier ses choix, négocier chaque décision, soumettre ses préférences au vote... Non. Il préfère sa solitude à cette démocratie permanente.
Il se renseignera sur les résidences services. Plus cher, certes. Mais au moins, il pourra régler son thermostat comme il l’entend.
Les limites structurelles d’un modèle artisanal
Une goutte d’eau dans l’océan des besoins
Première réalité arithmétique brutale : 12 maisons en Belgique, 10 résidents par maison. 120 places. Pour combien de Françoise et de Jean-Luc potentiels ? Combien de seniors autonomes mais isolés dans un pays de 11 millions d’habitants ?
Le modèle Abbeyfield est artisanal par essence. Chaque maison nécessite un bâtiment adapté, un groupe fondateur, une dynamique locale. C’est précisément sa force – cette dimension humaine, cette échelle à taille humaine. Mais c’est aussi sa faiblesse : impossible de répondre à un besoin de masse avec une approche aussi personnalisée.
La démocratie, cet exercice contre-nature
Deuxième limite : la gestion démocratique. Sur le papier, c’est magnifique. Dans les faits, c’est un apprentissage permanent qui ne convient pas à tout le monde.
Quand vous vivez seul, vous réglez votre thermostat à votre guise. Vous regardez ce que vous voulez à la télé. Vous cuisinez à l’heure qui vous arrange. Même en couple, même en famille, il existe une hiérarchie implicite, des habitudes établies, des rôles distribués.
En Abbeyfield, tout se négocie. Le choix du café, l’heure du repas partagé, la température du salon, le programme de la soirée. Chaque décision collective nécessite discussion, compromis, vote parfois. C’est épuisant pour qui n’y est pas préparé.
Françoise avait l’habitude. Cinquante ans de vie de couple, de négociations familiales, de compromis quotidiens. Jean-Luc a passé cinquante ans à décider seul. C’est toute une rééducation comportementale qu’on lui demande à 73 ans.
Le processus d’admission, ou l’infantilisation déguisée
Troisième limite : ce parcours d’admission en neuf étapes qui ressemble à un casting de télé-réalité.
Imaginez. Vous avez 73 ans. Vous avez dirigé des équipes, pris des décisions stratégiques, construit une carrière. Et vous vous retrouvez à passer un entretien pour avoir le droit de payer un loyer. À convaincre un “conseil des habitants” que vous êtes assez sympathique, assez flexible pour mériter votre place.
C’est un peu comme si, pour acheter une voiture, le concessionnaire vous demandait de passer une audition devant les autres propriétaires du même modèle. Ou comme si votre copropriété organisait un jury de sélection avant de vous autoriser à emménager.
Vous pensiez avoir fini les oraux de votre vie ? Abbeyfield vous en offre un dernier, à un âge où vous devriez être dispensé de prouver votre valeur sociale.
Le paradoxe : vous cherchez refuge contre la solitude, vous tendez la main en avouant votre vulnérabilité... et on vous demande de vous déshabiller métaphoriquement, de montrer patte blanche, de prouver que vous êtes digne d’être accepté.
Jean-Luc est passé de justesse. Après avoir été évalué, scruté, discuté en son absence lors d’un “conseil” qui a débattu de sa compatibilité avec le groupe. À 73 ans, il a été noté comme un produit, jugé comme un candidat. L’humiliation était trop grande. Il a refusé.
Le cohabitat, ou l’équilibre impossible entre autonomie et collectif
Quatrième limite : non pas le modèle lui-même, mais son équilibre précaire entre deux exigences contradictoires.
Sur le papier, c’est le meilleur des deux mondes : l’autonomie du logement individuel et la chaleur du collectif. Dans les faits, c’est un funambulisme permanent.
Le défi tient en une question : où placer le curseur entre l’individuel et le collectif ?
Abbeyfield a choisi une approche maximaliste : presque tout passe par le collectif. Le thermostat du salon commun, bien sûr. Mais aussi les horaires, les choix d’aménagement, les règles d’utilisation des espaces, les dépenses communes. Même les micro-décisions quotidiennes font l’objet de discussions, de négociations, parfois de votes.
Ce choix garantit une cohésion forte. Personne ne peut imposer sa vision. C’est rassurant pour certains profils – comme Françoise.
Mais c’est épuisant pour d’autres. Jean-Luc ne comprend pas pourquoi il doit négocier la température d’une pièce commune. Pour lui, c’est du temps perdu sur des broutilles.
Le problème, c’est que l’inverse n’est pas mieux. Dans un cohabitat où rien n’est structuré, où les règles sont floues, où chacun fait comme il veut... ce sont les personnalités les plus affirmées qui imposent leur loi. Les plus discrets, les plus réservés se retrouvent marginalisés. Le résident qui parle fort monopolise la télécommande. Celui qui se lève tôt impose son rythme. Les plus fragiles psychologiquement n’osent rien dire et subissent.
Abbeyfield a donc fait le choix de tout réguler pour protéger les plus vulnérables. C’est une intention louable. Mais le prix est lourd : une bureaucratie du quotidien qui transforme chaque choix banal en processus décisionnel.
Et ce prix, tout le monde n’est pas prêt à le payer. Jean-Luc trouvera son équilibre ailleurs, dans un format où la frontière entre le privé et le collectif est plus nette : son appartement, son autonomie totale ; les espaces communs, sa présence optionnelle.
Conclusion : Au-delà des clichés, la diversité
L’histoire de Françoise et Jean-Luc l’illustre, aucun modèle n’est universel.
Elle révèle aussi une confusion tenace. Quand on parle d’habitat partagé pour seniors, beaucoup imaginent la colocation version cheveux blancs : des vieux qui partagent un appartement comme des étudiants, avec chambres individuelles mais cuisine et salle de bains communes.
Ce modèle existe – il a notamment été popularisé en France par Ages & Vie – mais il ne représente qu’une facette de l’habitat partagé.
Ce qu’Abbeyfield propose, et ce qui se développe majoritairement en France aujourd’hui, c’est autre chose : le cohabitat. Chaque résident dispose d’un logement complet, privé, autonome. Mais tous partagent des espaces communs et choisissent d’injecter une dose de “vivre ensemble” dans leur quotidien.
C’est le modèle des béguinages modernes. C’est aussi la philosophie des projets d’habitat participatif pour seniors, et de KŌYŌ qui s’inspire directement d’Abbeyfield pour l’adapter au contexte français.
Abbeyfield a fait le choix d’une démocratie participative poussée : presque tout se décide collectivement. C’est un choix cohérent qui protège les plus fragiles contre les personnalités dominantes. Mais c’est aussi un choix exigeant qui ne convient qu’à ceux qui acceptent cette gouvernance permanente.
En France, la plupart des projets de cohabitat pour seniors optent pour un équilibre différent : moins de démocratie participative qu’Abbeyfield, plus de souplesse dans l’organisation. Les espaces privés restent sanctuarisés, les espaces communs sont régulés plus légèrement, les temps partagés sont proposés plutôt qu’imposés.
C’est moins ambitieux sur le plan communautaire. Mais c’est aussi moins intimidant, moins sélectif, plus accessible à des profils variés. Un Jean-Luc pourrait peut-être trouver sa place dans un béguinage où la vie collective reste optionnelle, là où Abbeyfield le rebuterait.
Car c’est bien là l’essentiel : la diversité des modèles permet la diversité des réponses.
Abbeyfield est parfait pour Françoise. Elle y a retrouvé cette dimension collective qui structurait sa vie. La gestion participative ne l’effraie pas, elle la rassure. Le processus d’admission l’a confortée dans la qualité du groupe.
Abbeyfield est un cauchemar pour Jean-Luc. Il y aurait perdu son autonomie décisionnelle, sa liberté. Mais un béguinage à la française, avec ses appartements indépendants et ses temps partagés optionnels, aurait peut-être pu lui convenir.
Et si ni l’un ni l’autre ne correspondait, il trouvera son équilibre en résidence services : l’indépendance totale, des services à la carte, des espaces collectifs à fréquenter selon son humeur.
L’enjeu n’est donc pas qu’Abbeyfield convienne à tous. L’enjeu véritable, c’est que tous ces modèles – Abbeyfield et ses équivalents comme KŌYŌ, béguinages, résidences services, habitat participatif – puissent coexister et se développer.
Car c’est cette diversité qui permet de répondre à la diversité des situations, des personnalités, des besoins. La richesse d’une société se mesure à sa capacité à offrir des choix véritables, pas à imposer une solution unique prétendument universelle.
Abbeyfield a toute sa place dans cette mosaïque. À condition qu’on ne le présente pas comme LA solution, mais comme UNE solution, adaptée à un profil spécifique : ceux qui ont l’énergie, l’envie et les compétences pour s’engager dans une démocratie participative exigeante.
Françoise vous le confirmera avec le sourire, depuis le salon commun où elle prépare le repas partagé du dimanche. Jean-Luc aussi – mais depuis son appartement indépendant en résidence services, où il règle son thermostat exactement comme il l’entend.