Manu, Manureva ⛵
Disparition de Manureva | 3 questions à Sylvain Dauber | Mon analyse | La Poste | My Jugaad
Il était une fois un navire nommé Manureva qui disparut mystérieusement dans les profondeurs de l'Atlantique, emportant avec lui le navigateur Alain Colas. Ce drame, survenu au large des Açores, laissa un vide, une énigme non résolue qui hantait les esprits.
Un soir, après un dîner avec Eugène Riguidel, participant de cette même Transat tragique, le Serge Gainsbourg ressent l'inspiration.
Touché par le destin d'Alain Colas, il écrit "Manureva" pour Alain Chamfort. Cette mélodie, née d'un drame, devient rapidement un hymne, gravant le nom de Manureva dans l'imaginaire populaire. Avec le temps, la chanson éclipse le drame, transformant la douleur en mélodie, le souvenir en succès.
Aujourd'hui, pour certains, Manureva évoque un navigateur audacieux, pour d'autres, c'est une chanson mélancolique. Mais pour un microcosme, c'est le nom d'une entreprise de la Silver Économie. Et, dans un étrange écho du destin, cette entreprise, tout comme le navire, connaît son propre naufrage. Mystérieusement, l'histoire semble se répéter, rappelant que le nom Manureva porte en lui à la fois l'espoir, le mystère et l'inéluctabilité du destin.
Une autre histoire
L’année 2023 a été jalonnée de dépôts de bilan dans la Silver économie, toujours pour la même raison : l’impossibilité pour des start-up en - soi-disant - croissance de convaincre un investisseur de miser sur elles.
Des boîtes qui ne gagnent pas assez d’argent pour rémunérer les équipes.
Des boîtes qui n’ont pas les fonds pour investir.
Des projets stimulants, que tout le monde trouve génial, mais sur lesquels personne ne mise autre chose que des belles paroles.
Manu, Manureva
En l’espèce, c’est de Manureva Répit que je vais vous parler aujourd’hui.
Cette entreprise créée en septembre 2018 à Nice a annoncé sa cessation d’activité en septembre 2023, pile 5 ans plus tard.
Son fondateur, Sylvain Dauber a accepté de répondre à mes questions, j’en ai fait une petite synthèse pour vous aider à cerner le problème, raconté par son protagoniste.
Sylvain, c’est à toi !
nb : toutes les citations sont de Sylvain Dauber
1. Le concept innovant de Manureva Répit
Manureva Répit s'était positionnée comme la première agence de voyages de santé en France, avec pour ambition de faciliter l'accès au répit pour les binômes aidant-aidé. Sylvain Dauber, fondateur de l'entreprise, avait imaginé une offre de vacances adaptées, disponible toute l'année, qui englobait tout : de l'hébergement en établissement touristique ou thermal, à la coordination des soins, en passant par la recherche d'aides financières pour minimiser les frais pour les aidants.
Depuis le statut des aidants dans le cadre de la loi « vieillissement et autonomie » en 2015 et le droit au répit qui en découle en 2016, les solutions de répit ne sont pas à la hauteur de cet enjeu sociétal. Il y a quelques associations qui répondent au besoin de répit des aidants, mais insuffisant pour répondre à ce défi sociétal.
2. Les défis rencontrés
Le chemin n'a pas été sans embûches pour Sylvain Dauber et son équipe. Malgré une préparation minutieuse, il a dû faire face à plusieurs défis. L'un des principaux a été de comprendre la "cartographie" des acteurs qui s'occupent des aidants. La collaboration avec les pouvoirs publics, les associations, et d'autres entités s'est avérée complexe, ces derniers n'ayant pas la culture des start-up.
Ne rien attendre du monde associatif, ils ne sont pas des commerçants, ils sont des porte-parole auprès des Pouvoirs Publics.
3. Les partenaires clés
Parmi les partenaires qui ont soutenu Manureva Répit, on retrouve des noms tels qu'AG2R la MONDIALE, MALAKOFF HUMANIS, APICIL, KLESIA, ainsi que des entreprises comme CREDIT AGRICOLE, BANQUE POPULAIRE et LA POSTE.
Mieux comprendre la stratégie des Institutions, elles n’ont pas les mêmes objectifs.
4. La fin d'une aventure
La fermeture de Manureva Répit en septembre 2023 a été précédée d'une tentative de lever des fonds pour améliorer leur plateforme digitale. Malheureusement, les promesses d'investissement n'ont pas abouti, et Sylvain Dauber a constaté que les secteurs de la santé, du social et du tourisme n'attiraient pas suffisamment les investisseurs.
D’ailleurs plusieurs m’ont simplement dit que c’était aux Pouvoirs Publics de soutenir une telle startup.
5. Avec le recul
Si c'était à refaire, Sylvain Dauber se serait éloigné du secteur de la Silver Economie pour se rapprocher directement du monde du Tourisme. Il estime que les aidants sont des personnes qui partaient bien en vacances, et qu'il fallait simplement leur proposer de nouveaux services adaptés.
Les trophées ne font pas le marché.
Les applaudissements à un concept, rendent sourd.
6. Le partenariat avec La Poste
Le partenariat avec La Poste avait pour objectif de permettre aux facteurs de vendre ou de réserver des séjours en ligne via une application. Cependant, il était encore trop tôt pour mesurer l'impact de cette collaboration (lancée en mars 2023 lors du Salon des seniors de Paris).
Trop tôt pour avoir un retour clients, sans oublier, que les facteurs ne sont pas des commerciaux, et qu’il aurait fallu au moins deux années, pour une formation et des résultats.
Mon analyse
L'aventure de Manureva Répit met en lumière les défis auxquels sont confrontées les entreprises de la Silver économie, lorsqu’elles cherchent à développer des business models inédits.
Malgré une idée prometteuse et un besoin sociétal évident (le répit des aidants), la réalité du marché, les difficultés de financement et les complexités partenariales peuvent freiner les ambitions les plus nobles.
Essayons d’approfondir la réflexion en identifiant les business models possibles pour un tel projet, leurs forces et leurs faiblesses.
Le choix de Manureva
Manureva se présente comme un tour opérator se rémunérant sur les prestations de voyage vendues. L’agence sollicite un réseau de partenaires pour lui rapporter des leads et prendre en charge une partie de la prestation.
Par exemple, l’action sociale AG2R va payer 50% du séjour de Madame X et de son mari, malade d’Alzheimer, envoyés à Manureva par le CCAS de Dijon, une fois que Manureva aura persuadé le couple d’acheter un séjour d’une semaine en résidence hôtelière à Saint-Laurent-du-Var.
La mission
Pour gagner de l’argent, l’agence doit trouver des clients. Elle peut activer plusieurs canaux d’acquisition et doit donc choisir les plus rémunérateurs : ceux où les volumes d’acquisitions sont bons et le coût d’acquisition client (CaC) raisonnable.
Essayons de les identifier.
Option 1 : Des prescripteurs rémunérés en apport d’affaires
C’est l’option privilégiée par Manureva. Le gros travail en amont, c’est d’identifier les professionnels qui côtoient le plus d’aidants.
Réfléchissons ensemble : qui est le bon prescripteur pour trouver des aidants à aider ?
Les services à la personne, les associations d’aide aux familles de malades ou de handicapés, les CCAS, les services action sociale des caisses de retraite et mutuelles, les services sociaux en tous genres et…La Poste bien entendu !
La structure pourrait donc solliciter ses partenaires et les rémunérer en apporteurs d’affaires : verser une commission ou une prime pour chaque client que le partenaire envoie à Manureva.
Cela fonctionne à l’unique condition que les partenaires jouent le jeu. Et donc qu’ils soient volontaires. Pas seulement la structure, pas seulement votre allié qui a mis en place le deal dans la structure. Non, les équipes de terrain doivent accepter le concept et faire le job.
Et c’est souvent là que le bat blesse. Car si c’est pertinent sur le papier d’avoir un partenariat d’apport d’affaire avec France Alzheimer ou le CCAS de Dijon, dans les faits, les salariés et bénévoles doivent accepter la mission, être correctement formés, suivis, évalués et percevoir une récompense cohérente avec leurs valeurs.
Et donc, pas besoin de vous faire un dessin : si cette récompense n’est pas de l’argent, c’est compliqué à formaliser et si c’est de l’argent, ça doit être cohérent avec l’effort, pas juste une obole.
L’échec du partenariat entre Manureva Répit et La Poste montre les limites de cette approche. La Poste se targue d’être au contact de tous les citoyens, donc de pouvoir détecter les prospects idéaux et les hameçonner via leurs dizaines de milliers de facteurs.
Le faux ami à la voiture jaune
Or, le partenariat historique signé avec La Poste, annoncé en grande pompe au Salon des Seniors, appuyé par un reportage vidéo et un long article parus dans Forbes semblait une opportunité en or pour la start-up.
Selon Sylvain, les modalités pratiques, la résistance au changement des facteurs et le temps nécessaire à la mise en route de la prestation expliqueraient que 6 mois après son lancement, le partenariat n’a généré aucune vente.
Si eux n’ont pas réussi, qui aurait pu faire mieux ? Et à quel prix ?
Si le volet partenariats n’est pas efficient, quelles sont les autres options pour trouver des clients ?
Option 2 : Marketing direct : Pourquoi ça ne marcherait pas
Qel est le problème de cette activité : elle n’est pas très connue.
L’aide au répit n’est pas de notoriété publique. Non seulement la plupart des aidants n’en ont pas connaissance, mais personne en dehors du microcosme ne sait que cela existe, encore moins ce que c’est ou comment cela s’appelle.
Puisque l’activité n’est pas connue, une stratégie marketing reposant sur la réponse à un problème semble délicate. Cette approche implique que des gens conscients d’un problème formalisent une recherche de solution.
Par exemple, si vous avez mal au dos, vous allez écrire “soin mal de dos” ou juste “mal de dos”. Si vous cherchez le temps de cuisson d’un poulet de 1,2kg, vous allez écrire “cuisson poulet 1,2kg”. Mais si vous êtes aidant et que vous désirez partir en vacances, qu’allez-vous chercher sur Google ou ailleurs ?
Le SEO a peu de chance d’être concluant, car les clients potentiels ne sachant pas que le service existe ne vont pas le rechercher sur le web.
De même une campagne de prospection sera très aléatoire car le profil des leads à chasser est impossible à cadrer. Comment identifier une population composée de personnes âgée dépendantes qui se font aider par un proche, lequel désire trouver un séjour adapté pour partir en vacances avec son aidé ?
Il y aurait plus d’espoir avec les réseaux sociaux, mais je m’interroge sur la pertinence d’un tel effort, compte tenu de l’éclatement de la population cible. Cela ne serait efficace qu’en vous invitant dans les groupes d’aidants, si tant est qu’ils existent et vous laissent librement y rentrer pour faire de la vente.
C’est en creusant dans les stratégies marketing qu’on mesure la limite de l’exercice ainsi que l’écart entre ces chiffres impressionnants répétés en boucle (11 millions d’aidants) et la réalité d’un marché ultra-éclaté.
Option 3 : Miser sur le voyage et pas sur le répit
Même si le marché est éclaté, il y a de fortes chances pour qu’un aidant qui cherche à partir en voyage passe par une requête autour du voyage.
Un tour operator a plus de chances d’obtenir des leads via des stratégies marketing de masse autour du tourisme qu’en vendant des séjours de répit.
Une alternative pourrait donc consister à développer un site de tour operator classique, qui vend des voyages à tout le monde. Mais qui prévoit une offre sur mesure pour les clients qui répondent à ses critères d’acquisition pour l’offre “répit”.
L’entreprise se rémunère ainsi en prenant des commissions sur tous les voyages vendus et peut proposer son offre spécifique quand elle identifie un client éligible.
Une stratégie qui est d’ailleurs utilisée par l’entreprise My Jugaad qui commercialise des aides à la mobilité pour les seniors.
La structure était confrontée au même problème d’identification de son offre, elle a donc décidé d’acquérir des marketplaces de déménageurs sur lesquels elle recrute les clients qui correspondent aux critères de son offre d’aide à la mobilité.
La stratégie gagnant de My Jugaad
Grâce à sa stratégie d'acquisition innovante, la start-up réalise un CA x 10 en 2021, emploie 8 personnes, attire 100 000 visiteurs par mois, a réalisé 800 accompagnements, organisé 10 000 déménagements collaboratifs et 5 000 déménagements professionnels.
Enfin, cette stratégie dite "des muses" permet à My Jugaad de disposer d'un revenu passif suffisant pour couvrir son BFR.
My Jugaad peut ainsi investir dans une seconde plateforme de déménageurs au troisième trimestre 2021 et persuader plus de partenaires mutuelles et caisses de retraite de financer ses accompagnements, puisqu'il est en mesure de garantir un volume d'affaire représentatif.
Malin, non ?
Découvrez mon analyse complète de My Jugaad dans ce dossier :
La boucle est bouclée
Et donc, je peux emprunter le mot de la fin à M. Vauban et dire :
Il n'existe pas de forteresse imprenable. Il n'y a que des attaques mal menées.
Invitation
Je vous invite mercredi matin à 8 heures pétantes pour la mise en ligne du premier épisode de votre podcast Silver Economy Insiders.
J’y recevrai Antoine Gérard, un sociologue devenu entrepreneur qui a eu l’idée folle de créer des bars dans les Ehpad, pour égayer l’institution, mais aussi rouvrir des cafés dans les villes et villages de France. À chaque information qu’il partage à sa communauté Linkedin, il fait le plein de commentaires élogieux.
Mais qu’en est-il sur le terrain ?
Est-ce que la bonne idée pourrait déboucher sur un bon projet, rentable ?
Si vous souhaitez que je relaye vos questions à Antoine, venez les partager dans le chat de Longévité.
Plus d’informations sur le podcast dans mon dernier post :