Silver Economie : Et si on arrêtait de chercher qui va payer à la place du client ?
Face à des entrepreneurs en quête de financeurs miracles, la Silver Economie peine à se professionnaliser. Plongée dans un écosystème qui doit mûrir.
Bienvenue dans Longévité, où j'analyse les dernières tendances de la Silver économie. Dans cette édition, je m’élève contre une tendance croissante de certains entrepreneurs de la "Silver” à essayer de vendre aux entreprises et mutuelles des services dont les consommateurs ne veulent pas.
J’analyse les fondements en profondeur, j’illustre avec le contre-exemple édifiant de Mon Petit Placement et j’essaie de répondre à LA grande question : Comment transformer un service B2C en service B2B2C sans faire prendre à ma cible des vessies pour des lanternes ?
En tant que consultant spécialisé dans la Silver Economie, je vois passer un nombre hallucinant de projets qui me laissent perplexe.
Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, un entrepreneur est venu me présenter sa énième plateforme de mise en relation pour seniors.
Le pitch habituel : une appli qui met en relation des étudiants avec des personnes âgées pour leur tenir compagnie, faire leurs courses, les initier au numérique...
Quand je lui ai demandé qui allait payer pour ce service, il m'a sorti la réponse typique : "On va voir les mutuelles et les entreprises, elles ont tout intérêt à financer ça pour leurs adhérents et leurs salariés."
Et bien sûr, il avait déjà prévu sa levée de fonds avant même d'avoir un seul client.
Le mirage de la triangulation financière
Ce schéma, je le vois en boucle.
Un entrepreneur développe un produit ou un service destiné aux seniors ou aux aidants.
Face à l'impossibilité de faire payer directement les bénéficiaires, il se tourne vers des tiers payants : entreprises, mutuelles, collectivités...
Cette triangulation n'est pas forcément une mauvaise stratégie en soi, mais encore faut-il la maîtriser.
Les racines du problème : une succession d'erreurs stratégiques
Des business models systématiquement bancals
Prenons l'exemple du care management. L'idée paraît séduisante : proposer un accompagnateur qui coordonne tous les aspects de la vie d'une personne âgée en perte d'autonomie. Sauf qu'à ce jour, personne n'a trouvé un business model où des clients seraient prêts à payer pour de la coordination. Du coup, tous ces projets se rabattent sur le B2B2C, comme si les entreprises allaient miraculeusement résoudre leur problème de monétisation.
Même constat pour toutes ces plateformes qui veulent réinventer les services à la personne : mise en relation avec des étudiants, "dames de compagnie" par téléphone, cohabitation intergénérationnelle, réseaux de bénévoles de quartier... En fait, ce sont tous des services à la personne qui essaient de contourner les contraintes réglementaires du secteur.
Je veux dire, OK, le modèle économique des services à la personne est complexe, mais si c'est ça que vous voulez faire, autant rentrer dans le moule plutôt que de chercher à le casser.
La course aux financements : le nouveau mirage
Cela me désole tout autant de voir des entrepreneurs passer plus de temps à préparer leur pitch deck qu'à chercher des clients. Ils sont persuadés qu'il faut d'abord lever des fonds avant de pouvoir développer leur activité. Résultat ? Ils passent six mois, parfois un an, à courir après des investisseurs au lieu de tester leur proposition de valeur sur le terrain.
Et quand ils arrivent enfin devant les investisseurs, c'est souvent avec des projections financières fantaisistes, basées sur l'hypothèse que toutes les mutuelles et toutes les grandes entreprises vont adopter leur solution. Sérieusement ?
Des entrepreneurs déconnectés des réalités du marché
Beaucoup de ces entrepreneurs ont fait des écoles de commerce. On a dû leur apprendre à un moment donné le b.a.-ba de l'entreprise : résoudre un problème pour un client qui va vous payer.
Mais ils se laissent monter le bourrichon par des études quantitatives, des sondages, des rapports ou des articles de presse mainstream.
Les entrepreneurs en herbe qui s’attaquent au sujet après la lecture des fossoyeurs, du rapport Guedj ou d’une étude DREES ne cherchent pas assez la vérité du client. Ils ont du mal à comprendre le besoin profond de leurs cibles.
Et puis il y a ceux qui viennent du médico-social. Eux, ils sont tellement influencés par leur formation initiale qu'ils ne savent pas penser rentabilité sur un sujet qu'ils considèrent avant tout comme social ou sociétal.
On ne fait pas d’argent sur le dos des vieux !
Le cas “Les Fossoyeurs”
Regardez l'effet du livre "Les Fossoyeurs" sur les projets autour des alternatives à l’EHPAD. Depuis avril 2022, “l’Affaire Orpéa” est devenue un élément de langage dans les pitchs de la Silver économie. Or - et contrairement à ce qu’en disent les gens qui n’ont lu que les 2 premiers chapitres ou leur résumé dans l’Obs - l’enquête de Victor Castanet ne critique pas l’EHPAD en général, mais le système de captation de valeur développé par la direction générale d’Orpéa avec la complexité de quelques membres du Comex.
Décortiquez Les Fossoyeurs avec moi…
J’ai longuement étudié ce livre et sa genèse, pour en savoir plus, je vous renvoie aux deux articles publiés à ce propos sur Longévité. Vous pouvez commencer par celui-ci :
Un écosystème qui entretient les illusions
Le problème est en partie entretenu par l'écosystème de la Silver Economie. Vous avez d'un côté des financeurs institutionnels comme la CNAV qui, n'ayant jamais été confrontés aux réalités de l'entreprise, donnent des conseils complètement déconnectés du marché. De l'autre, des advisors qui nagent dans le même délire, validant des business plans irréalistes sous prétexte que c'est "pour la bonne cause".
Le contraste avec la e-santé
C'est intéressant de comparer avec ce qui se passe dans la e-santé et les healthtech. Là, on a moins ce biais parce que les boîtes qui s'y développent sont plus orientées techno et les investisseurs ont un profil plus traditionnel. Le côté "investissement responsable" et ESS y sont moins dominants. Et c'est justement intéressant d'imaginer des passerelles avec la Silver Economie dans la mesure où le vieillissement est un sujet très lié à la santé.
L'exemple qui marche : Mon Petit Placement
Pour comprendre ce qu'est une approche intelligente, regardons ce qui se passe avec Mon Petit Placement. Cette fintech lyonnaise, créée en 2017, s'est donné pour mission de démocratiser l'investissement financier auprès des particuliers. En quelques années, ils ont réussi à attirer plus de 20 000 clients et à gérer près de 100 millions d'euros d'actifs.
Récemment, La France Mutualiste a pris une participation majoritaire dans l'entreprise lors d'une levée de fonds de 6,5 millions d'euros.
Pourquoi ça marche ?
Parce que chacun résout un vrai problème de l'autre. La mutuelle cherche à rajeunir sa base clients et à se digitaliser. La fintech, elle, a besoin de produits attractifs comme le fonds euros à 3,7% de La France Mutualiste pour séduire les épargnants plus prudents.
Et surtout, Mon Petit Placement apporte ce que toute mutuelle cherche : des clients. Pas des hypothétiques économies de quelques centimes sur les cotisations, non, de vrais clients.
Vers une professionnalisation du secteur
La bonne approche, elle est là : considérer les mutuelles et les entreprises comme des clients à part entière et faire l'effort de comprendre leurs problèmes. Si je veux faire financer de l'aide aux aidants par les employeurs des salariés aidants, je ne vais pas leur vendre de la QVT ou de la marque employeur, je vais leur parler d'absentéisme et d'arrêts maladie. Ça, ce sont des préoccupations concrètes qui les touchent vraiment.
Je travaille actuellement sur un dossier pour la CNSA sur la prévention de la perte d'autonomie. Je vais également réaliser un livre blanc avec la filière Silver Economie pour expliquer aux entrepreneurs comment travailler efficacement avec les assureurs. L'objectif est d'éduquer l'écosystème, de professionnaliser les approches.
La Silver Economie a un vrai potentiel, mais elle ne se développera pas sur des illusions. Il est temps que les entrepreneurs comprennent qu'ils doivent d'abord identifier clairement les problèmes qu'ils résolvent pour leurs clients payeurs, avant de se lancer dans des développements coûteux.
Et surtout, qu'ils arrêtent de croire que les entreprises et les mutuelles sont des vaches à lait prêtes à financer n'importe quoi sous prétexte que c'est "social" ou "sociétal". La vraie innovation, ce n'est pas de lever des fonds ou d'avoir une belle application, c'est de résoudre un vrai problème pour quelqu'un qui est prêt à payer pour ça.
Il n’y a pas que du noir dans la vie, il y a beaucoup de gris !
Afin de rester dans ma dynamique critique, je n’ai pas laissé de place aux acteurs qui font un excellent travail d’évangélisation, de formation et d’accompagnement pour amener les entrepreneurs ayant plus de sève que de bon sens à reconsidérer leur façon d’aborder les problèmes.
Et je ne peux pas ne pas mentionner des structures comme Silver Valley, le SilverOcc, certains gérontopôles (ceux qui sont orientés business) et Eurasenior (si j’en oublie, mentionnez-les en commentaire, ils le valent bien).