Zenior face au défi impossible : comment concurrencer un service gratuit ?
Lauréate du prix Silver Valley, la startup explore trois modèles économiques pour révolutionner l'intermédiation seniors.
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La semaine dernière, j'ai assisté à la remise du prix Silver Valley. Entre appel à projet par la rigueur de sa méthode et concours de start-up par sa finalité, ce prix qui existait bien avant l'invention du terme "Silver économie" récompense chaque année trois projets. La dotation - 20 000 euros, un an d'adhésion à Silver Valley et surtout une médiatisation bienvenue - attire quelques-unes des entreprises emblématiques de notre secteur.
Mais au-delà des paillettes et du champagne, ce que j'aime dans ce concours, c'est pouvoir identifier des tendances. Et les équipes qui veulent faire bouger les lignes. Cette année, les deux gagnants sont des entreprises que je suis depuis un moment et qui, chacune à sa façon, cherchent à disrupter un service existant installé depuis longtemps.
Tranquillité veut accompagner les familles endeuillées pour gérer toutes les démarches post-décès. Zenior (ex-Poupette), elle, s'attaque à l'intermédiation entre familles et établissements d'hébergement pour seniors.
J’ai décortiqué le marché attaqué par Tranquilité dans mon essai du 5 mars 2025 et je vous propose aujourd’hui un focus sur celui que chercher à disrupter Zenior : la recherche de logements adaptés pour les seniors.
À travers cette étude de cas, je vous invite à réfléchir à LA grande question structurante :
Comment concurrencer les leaders du marché quand ils semblent truster le seul canal d’acquisition viable ?
L'impasse du système actuel : quand la vente de leads règne en maître
Imaginez la famille Laroque, cherchant une alternative pour mamie qui vit seule dans un pavillon à Bondy et risque l’accident à chaque fois qu’elle descend l’escalier, entre dans la baignoire ou se bricole des grenadins de veau flambés à l’armagnac dans une cuisine au lino glissant.
Quelles sont leurs options aujourd'hui ?
Demander conseil au CCAS, solliciter l'assistante sociale de l'hôpital si mamie est hospitalisée après une chute, faire une recherche sur Viatrajectoire (le moteur public obligatoire pour les EHPAD publics, mais quasi introuvable sur Google1), ou faire confiance à un site dédié qui promet de trouver une place "gratuitement".
Gratuitement ?
Pas vraiment. Ces sites collectent les demandes, les qualifient et les revendent aux établissements. Ce sont des vendeurs de leads : ils attirent les personnes en demande sur leur site, collectent leurs coordonnées et leurs besoins, établissent des listes de leads qu’ils vendent à leurs clients (les EHPAD, RSS, etc.) et se font rémunérer sur le nombre de leads convertis (les prospects qui deviennent des résidents).
Je n’ai trouvé aucune étude sur la répartition du marché selon le point d’entrée. Je ne sais donc pas combien de familles utilisent les prescripteurs publics, combien s’arrachent les cheveux sur Viatrajectoire et combien ont recours aux vendeurs de leads qui pullulent dans les premiers résultats de Google.
Cependant, un grand groupe d’EHPAD m’a confié que ces sites représentent 40% de ses entrées. C’est donc, pour l’heure, un canal dominant pour les EHPAD privés, les admissions dans le public passant nécessairement par le dramatique Viatrajectoire.
Pourquoi le modèle “vente de leads” fonctionne-t-il si bien ?
Pour trois raisons économiques implacables :
Les consommateurs accèdent gratuitement au service : cela crée une redoutable barrière à l'entrée pour les éventuels concurrents. Comment offrir un service moins cher que gratuit ? Comment apporter une valeur ajoutée telle que des consommateurs choisissent de payer pour un service qu'ils peuvent avoir gratuitement ?
L'enjeu financier est supérieur pour l'EHPAD : un établissement paiera des milliers d'euros pour un lead qui convertit, là où la famille Laroque rechigne à débourser quelques centaines d'euros.
La récurrence côté établissement : les Laroque n'utiliseront ce service qu'une fois, tandis que l'EHPAD doit remplir ses lits en permanence.
Un cercle vicieux bien installé
Le modèle “vente de leads” s'est imposé par défaut
Les EHPAD, installés dans un marché où la demande dépassait l'offre, n'ont jamais développé de service commercial efficace. Ils se sont habitués à sous-traiter cette fonction à des vendeurs de leads devenus maîtres du référencement Google.
Le parcours client
J'ai fait le test avec 3 requêtes autour d’une recherche d’EHPAD à Bondy.
J’ai privilégié une recherche géographique, parce que les familles procèdent ainsi. Elles ne savent pas où aller, elles ne connaissent pas les établissements. Donc, elles vont sur le web pour rechercher “EHPAD à Bondy” (si elles veulent placer mamie à Bondy, bien sûr, si mamie habite Vierzon, les familles vont chercher à Vierzon).
Le moteur de recherche vous propose des résultats qui semblent renvoyer directement vers un établissement (La maison de l’Églantier) ou une liste d’établissements correspondant à vos critères (voir illustration ci-dessous).
Sur les 10 premiers résultats, une majorité de vendeurs de leads ont ciblé un ou plusieurs établissements
Ils vous proposent de “déposer un dossier”, “entrer un contact” ou “recevoir plus d’informations”, mais c’est un leurre…
Dans tous les cas, le but du site est de collecter vos coordonnées, et donc avant toute démarche, vous devez remplir un formulaire très détaillé avec obligation d’indiquer votre email et votre 06.
Dans les heures qui suivent votre inscription, vous recevez des propositions de la part de l’EHPAD ciblé et de tous les autres à qui vos coordonnées ont été communiquées.
Même si vous avez détaillé votre besoin, certains EHPAD semblent n’avoir que vos coordonnées et vous posent un train de questions avant de vous proposer une visite.

Résultat = Un double mécontentement.
Les familles se sentent traquées par des EHPAD qu'elles n'ont pas choisis.
Les établissements paient cher pour des leads mal qualifiés qui convertissent peu.
Mais les EHPAD, ayant laissé ce terrain aux vendeurs de leads, n'ont plus d'autre recours que de continuer à leur acheter des contacts...
Les alternatives au règne de la vente de leads : un panorama limité
Face à la domination des vendeurs de leads, quelles alternatives sont théoriquement possibles pour révolutionner ce marché ?
L'annuaire payant : le modèle Doctolib
Première option : créer un annuaire où tous les établissements sont référencés, mais seuls les abonnés bénéficient du service de mise en relation et d'options premium (photos, mise en avant, etc.). C'est la stratégie de Papyhappy dans notre secteur.
L'inconvénient majeur : ce modèle indirect nécessite un énorme travail commercial pour convertir les établissements sans garantie de résultat. Contrairement à la vente de leads où le client ne paie que pour les conversions, l'annuaire exige un pari sur l'audience. Pour être rentable, il faut garantir un flux conséquent de visiteurs qualifiés.
Le courtage payant : faire payer la famille
Deuxième approche : facturer directement les familles pour un service de médiation personnalisé. Le modèle courtier présente un avantage indéniable : la famille devient le vrai client, pas le produit.
Les limites sont rédhibitoires : d'une part, les personnes prêtes à payer un courtier pour ce service restent minoritaires. La domination du "gratuit" rend difficile l'émergence d'un service payant concurrent. D'autre part, contrairement au courtage immobilier ou bancaire, la recherche d'EHPAD semble moins complexe et stratégique aux yeux des consommateurs, réduisant la perception de valeur ajoutée.
Le constat : un marché verrouillé
Ces alternatives peinent à détrôner les vendeurs de leads et leur argument massue : "tu ne paies que pour les ventes réalisées". Le modèle de la commission à la performance reste incontournable dans un secteur où les établissements cherchent à minimiser les risques commerciaux.
Zenior : à la recherche d'une quatrième voie
C'est dans ce contexte verrouillé que Zenior (ex-Poupette) tente de s'imposer. La question est simple : ont-ils trouvé une quatrième voie entre vente de leads, annuaire et courtage B2C ?
La réalité : un modèle... traditionnel
La réponse est non.
Pour l'heure, Zenior fait exactement la même chose que ses concurrents, avec quelques nuances dans l'exécution. Comme ses rivaux, l'entreprise présente une vitrine résolument B2C - site web et application mobile promettant un service gratuit - tout en générant ses revenus côté établissements via des commissions sur les placements.
La différence ?
Zenior développe parallèlement une offre SaaS pour les EHPAD et expérimente un service premium payant pour les familles. Mais des trois options explorées, c'est bien la vente de leads traditionnelle qui rémunère le mieux.
L'enjeu SaaS : un modèle récurrent... sous conditions
L'ambition semble être de développer une plateforme SaaS permettant aux établissements de trouver eux-mêmes leurs clients.
L'avantage théorique ?
Un revenu récurrent plus stable que la volatilité de la vente de leads.
Le hic : ce modèle ne fonctionne que si Zenior peut alimenter constamment le pipeline avec de nouveaux prospects “consommateurs”. Or, la nature même du marché - familles en urgence qui disparaissent dès qu'elles trouvent une solution - rend cette équation complexe.
L'équipe revendique des résultats impressionnants : 99% d'avis positifs, un taux de visite des établissements supérieur à 60% (contre moins de 5% pour les plateformes concurrentes), et un parcours d'aide à la décision jusqu'à 10 fois plus court.
La différenciation technologique
Zenior mise sur une "technologie propriétaire" combinant annuaire enrichi, IA de recommandation et accompagnement humain structuré. Cette approche hybride pourrait offrir un parcours à la fois fluide, rapide et rassurant pour les familles.
Le défi de la gestion de l'urgence
Cette façade B2C cache une réalité opérationnelle complexe. Zenior, comme ses concurrents, évolue dans un système de gestion de l'urgence où chaque minute compte. Les familles en détresse recherchent une solution immédiate, souvent après un événement déclencheur (chute, hospitalisation, épuisement de l'aidant).
Dans ce contexte, Zenior doit offrir le plus rapidement possible une solution à ses visiteurs pour signer le deal avec son véritable client : l'établissement. Plus problématique encore, les consommateurs multiplient les inscriptions sur plusieurs plateformes simultanément, créant une course contre la montre entre vendeurs de leads.
Cette volatilité pose un défi majeur : comment fidéliser et retenir plus longtemps des leads qui, par nature, disparaissent dès qu'ils trouvent une solution ? La réponse semble résider dans une captation anticipée, bien avant que l'urgence ne se manifeste.
L'hypothèse du lead tiède : la clé d'un modèle viable ?
Face à ces contraintes, une piste émerge pour permettre au modèle hybride de Zenior de fonctionner : la captation de leads tièdes. Non pas des familles en urgence, mais des personnes qui anticipent et s'informent avant que la crise n'éclate.
Cette stratégie présenterait deux avantages majeurs :
Une base client pérenne : des prospects qui restent plus longtemps en base, peuvent découvrir plusieurs options et se laisser éduquer sur les alternatives au tout-EHPAD.
Un terreau pour l'offre B2C : des familles moins pressées seraient plus enclines à payer pour un conseil éclairé, transformant l'équation économique côté consommateur.
L'océan bleu des canaux d'acquisition alternatifs
Mais cette stratégie ouvre une autre voie prometteuse : exploiter des canaux d'acquisition délaissés par les vendeurs de leads traditionnels. Ces derniers ont certes posé des filets solides sur la SERP (référencement naturel et payant), mais ils ne sont présents QUE sur ces canaux.
Il existe donc un énorme marché à aller chercher ailleurs : réseaux sociaux, prescripteurs, salons et événements, concerts d’André Rieu, presse, actions de terrain ainsi que les très émergentes - mais bientôt incontournables - requêtes sur les moteurs IA. Justement, c'est sur ces canaux qu'une stratégie de recrutement de leads tièdes et de nurturing aurait tout son sens, permettant d'accompagner les familles sur le temps long plutôt que de les capter en situation d'urgence.
Cette approche ouvrirait aussi d'autres pistes de monétisation : contenus éducatifs, simulateur de financement du "bien vieillir", partenariats avec assureurs et mutuelles. Mais elle supposerait une refonte complète de la stratégie marketing, passant de la captation d'urgence à l'accompagnement préventif.
Vers une transformation du marché de l'accompagnement
L'ambition de Zenior dépasse le simple changement de modèle économique. L'entreprise veut faire émerger une "marque de confiance" dans l'univers morcelé de l'accompagnement au vieillissement, avec une expansion nationale d'ici 2026 et un développement international ensuite.
Le pari est audacieux : transformer un marché dominé par des intermédiaires peu scrupuleux en créant une plateforme où la valeur ajoutée justifie le prix. Pour y parvenir, Zenior devra prouver que son modèle hybride peut rivaliser avec l'efficacité économique brutale de la vente de leads.
Le succès de cette approche pourrait bien redéfinir les standards du secteur. À condition que les familles acceptent de payer pour un conseil de qualité, et que les établissements jouent le jeu d'une relation plus équilibrée avec leurs intermédiaires.
Viatrajectoire, c’est comme Total, on n’arrive pas chez eux par hasard : J’ai fait le test avec 3 requêtes (trouver une place en EHPAD, trouver une place en EHPAD d’urgence, trouver une place en EHPAD public) et le site n’était toujours pas apparu à la page 5 des résultats pour aucune des 3 !