Comment identifier le vrai client de l'habitat inclusif : ne visez pas les futurs résidents d'EHPAD
La courbe de diffusion de l'innovation révèle pourquoi certains entrepreneurs cherchent encore leurs clients au mauvais endroit.
Bienvenue sur Longévité, la newsletter où je valorise les projets qui font sens et où j’apporte un regard critique, mais juste, sur un écosystème en devenir.
Aujourd’hui, je vous parle d’habitat inclusif et pour élargir votre compréhension du concept, je vous propose de décortiquer les différents profils de clients. Je vais vous montrer où chercher vos clients et surtout où ne pas les chercher.
Pour développer mon argumentaire, je m’appuie sur la courbe de diffusion de l’innovation, un puissant framework qui permet d’identifier le segment où se situent vos clients les plus potentiels.
Mais avant d’attaquer dans le dur, je veux vous parler de deux entrepreneurs dont je suis l’activité depuis leur genèse. Ils font l’actualité cette semaine car ils viennent d’ouvrir une nouvelle maison partagée, à Sannois.
Je vous présente Cosima.
La genèse
Je rencontre les cofondateurs, Maxence Petit et Antoine Prigent, c'était au printemps 2019. Ils veulent créer des habitats inclusifs et se demandaient comment accéder à un foncier accessible, en cœur de ville. Ils imaginent réhabiliter des bureaux en logements dans les Hauts-de-Seine.
Je retrouve Maxence début 2021, au lancement de Cosima, il me commande des articles et une infographie.
Dix mois plus tard, en octobre 2021, Cosima est la première entreprise à rejoindre le collectif 150 000 en 2030, créé pour Ages & Vie afin de promouvoir l'habitat partagé et influencer les pouvoirs publics pour faciliter la création de nouvelles structures.
On lâche rien
Cosima et moi, c’est au long cours. A l’instar de nombre d’autres acteurs de cet écosystème, je suis leur évolution, leurs déboires, leurs succès et j’admire leur abnégation : c'est dur, mais ils ne lâchent rien.
C'est ça un entrepreneur dans l'habitat alternatif.
Quelqu'un qui met toute son énergie dans un projet innovant, que “tout le monde” trouve “génial”, mais qui peine à s’imposer dans l'offre de services aux seniors, écrasé par les mastodontes que sont l'EHPAD, la résidence services seniors et la résidence autonomie.
Et doublement écrasé parce que Cosima, à l'instar de Domani, Senyorita, La Maison de Blandine, Chez Jeannette, Vivre en Béguinage, CetteFamille et bien d’autres souffre d'un énorme handicap, celui d'être une entreprise.
Et bizarrement, dans un pays qui vénère les “start-up”, il ne fait pas bon être une boîte capitalistique dans l’écosystème habitat inclusif !
Certes, nous avons besoin des bailleurs sociaux et des acteurs associatifs, mais au nom de quoi devrions-nous considérer que le "non profit" a le monopole du cœur ?
Libéral avant tout, j’estime que l’habit ne fait pas le moine (comme dirait l’Abbé Pierre) et donc, je défends le droit à tout entrepreneur de choisir le statut de son projet.
Par ces mots introductifs, je rends hommage à Maxence Petit, Antoine Prigent et tous les entrepreneurs qui se démènent dans l’habitat inclusif.
Si je vais parler d'habitat alternatif aujourd'hui, ce n'est pas en mettant dos à dos l'associatif et le commercial, mais en analysant l'offre au regard de la courbe de diffusion de l'innovation popularisée par Geoffrey Moore dans son ouvrage de 1991, "Crossing The Chasm".
Comprendre la courbe de diffusion de l'innovation
La courbe de diffusion de l'innovation, popularisée par Geoffrey Moore en 1991 dans son ouvrage "Crossing the Chasm", modélise la manière dont une innovation est adoptée progressivement par différents segments de clients.
Cette courbe en forme de cloche segmente les utilisateurs en cinq groupes distincts, chacun ayant ses propres comportements et attentes face à l'innovation :
Les innovateurs (2,5%) : Passionnés de technologie, prêts à prendre des risques, ils sont les moteurs de l'adoption initiale.
Les premiers adeptes (13,5%) : Visionnaires, ils recherchent un avantage compétitif et acceptent les imperfections du produit ou service.
La majorité précoce (34%) : Pragmatiques, ils attendent des preuves de valeur et de fiabilité avant d'adopter.
La majorité tardive (34%) : Conservateurs et sceptiques, ils n'adoptent qu'une fois la solution bien établie.
Les retardataires (16%) : Très réticents au changement, ils n'adoptent que contraints ou lorsque l'innovation est devenue la norme.
L'apport majeur de Moore réside dans l'identification d'un "gouffre" (chasm) entre les premiers adeptes et la majorité précoce. Ce passage critique représente la difficulté pour une innovation de passer d'un marché de niche à un marché de masse.
De nombreuses innovations échouent à ce stade, car elles ne parviennent pas à convaincre cette majorité précoce qui, contrairement aux innovateurs et premiers adeptes, attend des garanties concrètes : simplicité, fiabilité, preuve de valeur, témoignages d'utilisateurs...
Le marché de l'habitat senior à travers le prisme de l'innovation
Penchons-nous maintenant sur le marché de l'habitat collectif pour seniors.
Que voyons-nous ?
Des EHPAD, dont l'origine se perd dans la nuit des temps (descendants des hospices, instaurés par Louis XIV pour recueillir les indigents) et qui accueillent aujourd'hui environ 700 000 personnes.
Un millier de résidences autonomie qui sont en quelque sorte la version "non médicalisée" des EHPAD, descendant de ce que nous appelions "les maisons de retraite", également perçues comme la déclinaison "pour les vieux" du logement social.
Un millier de résidences services seniors, concept hôtelier né à la fin du XXe siècle, qui a connu un boom depuis une quinzaine d'années, boosté par un marché de l'immobilier porteur, mais qui atteint aujourd'hui son seuil de rentabilité, l'offre nationale étant supérieure à la demande, malgré des écarts territoriaux importants.
Une poignée d'habitats alternatifs : habitats inclusifs, colocations, résidences intergénérationnelles, familles d'accueil, dont le statut comme le modèle économique sont plus ou moins définis.
Mais où situer ces différentes offres sur la courbe de diffusion de l'innovation ?
Et surtout, comment identifier les clients potentiels pour chacune d'entre elles ?
Qui sont les clients de chaque segment d'habitat senior ?
Les EHPAD : un modèle mature pour la majorité tardive et les retardataires
Les EHPAD représentent le modèle le plus ancien et le plus institutionnalisé de l'habitat senior. Leur positionnement sur la courbe d'innovation les place clairement dans la zone de la majorité tardive et des retardataires.
Leurs clients types présentent ces caractéristiques :
Ils recherchent avant tout la sécurité et la prise en charge médicale
Ils sont généralement en situation de grande dépendance
Ils privilégient les solutions connues et reconnues
La décision est souvent prise dans l'urgence ou sous contrainte
L'entrée se fait tardivement, généralement après 85 ans
La décision est fréquemment prise par l'entourage plutôt que par la personne elle-même
Ce segment de marché est mature, stable et n'est pas à la recherche d'innovations disruptives. Il répond à un besoin spécifique - la prise en charge de la grande dépendance - qui est distinct des besoins auxquels répondent les autres formes d'habitat.
Les résidences autonomie : une solution établie pour la majorité précoce vieillissante
Les résidences autonomie, héritières des foyers-logements, se positionnent à cheval entre la majorité précoce et la majorité tardive.
Leurs clients types :
Recherchent un compromis entre indépendance et sécurité
Sont généralement autonomes mais anticipent une perte progressive d'autonomie
Ont une sensibilité au prix importante (revenus modestes)
Apprécient le cadre rassurant d'une structure collective sans médicalisation
Entrent en résidence vers 80-85 ans
Valorisent la proximité avec leur ancien domicile ou leur famille
Cette offre bénéficie d'une bonne notoriété et d'une image positive, mais souffre d'un parc immobilier parfois vieillissant et d'une capacité d'innovation limitée par les contraintes budgétaires.
Les résidences services seniors : un produit en phase de maturité ciblant la majorité précoce
Les résidences services seniors occupent la position centrale de la courbe, captant essentiellement la majorité précoce.
Leurs clients types :
Sont des seniors autonomes, souvent issus des classes moyennes supérieures
Recherchent confort, services et socialisation
Anticipent volontairement leur vieillissement par une démarche préventive
Valorisent un cadre de vie agréable et stimulant
Entrent en résidence autour de 75-80 ans
Sont sensibles à la qualité des prestations et à l'image de la résidence
Apprécient la sécurité sans la dimension médicalisée
Ce segment a connu une forte croissance mais montre aujourd'hui des signes de saturation dans certaines zones géographiques, notamment en raison d'une offre parfois standardisée qui peine à se différencier.
L'habitat inclusif et alternatif : l'innovation qui attire innovateurs et premiers adeptes
Les habitats inclusifs, colocations seniors, habitats intergénérationnels et autres formules innovantes se positionnent clairement du côté des innovateurs et des premiers adeptes.
Leurs clients types :
Sont des "seniors nouvelle génération" qui refusent les modèles établis
Recherchent activement des alternatives qui correspondent à leurs valeurs
Valorisent l'autonomie, le collectif choisi et la participation
Sont prêts à expérimenter des formules nouvelles même imparfaites
S'engagent souvent dans une démarche préventive précoce (dès 65-70 ans)
Acceptent une certaine part de risque et d'inconnu
Sont souvent plus éduqués, plus urbains et plus connectés que la moyenne
Ce segment représente aujourd'hui une niche, mais une niche en forte croissance, portée par l'émergence d'une nouvelle génération de seniors qui rejette massivement les modèles traditionnels d'hébergement.
La Maison des Babayagas : l'archétype du projet pour innovateurs
Pour bien comprendre le profil singulier des premiers clients de l'habitat alternatif, l'exemple de la Maison des Babayagas est éclairant. Ce projet, initié à la fin des années 1990 par Thérèse Clerc, militante féministe et figure majeure du droit des femmes, est une résidence autogérée, participative, écologique et féministe située à Montreuil en Seine-Saint-Denis.
Inaugurée en 2013 après plus de dix ans de lutte administrative et financière, la Maison des Babayagas comprend 21 logements pour femmes de plus de 60 ans et 4 logements pour des jeunes de moins de 30 ans, dans un immeuble HLM.
Le projet repose sur une charte qui fonde la vie collective autour de la solidarité, de l'autogestion, de la participation et du respect de l'indépendance de chacune.
Ce qui caractérise les premières résidentes des Babayagas est révélateur du profil des innovateurs en matière d'habitat alternatif :
Un profil militant : Issues pour la plupart de milieux militants ou associatifs, avec une forte conscience féministe.
Une moyenne d'âge élevée mais une mentalité jeune : Entre 60 et 91 ans au moment de la constitution du groupe fondateur, mais animées par une volonté de réinventer le vivre-ensemble.
Un haut niveau d'éducation : Comme Dominique Doré, ancienne élève de l'ESCP dans les années 1970.
Une forte valeur d'indépendance : Attachées à leur autonomie et à la gestion collective sans hiérarchie ni personnel extérieur.
Un engagement sociétal fort : Volonté de montrer l'exemple et de créer un modèle reproductible.
Ces caractéristiques, loin d'être anecdotiques, illustrent le fossé entre les innovateurs et la majorité des seniors français. Les Babayagas correspondent au profil des innovateurs décrits par Moore : prêtes à prendre des risques, tolérantes face aux imperfections d'un système nouveau, visionnaires et engagées idéologiquement.
L'écart est considérable avec le "senior français moyen" qui, même s'il trouve l'idée intellectuellement intéressante, ne s'y projetterait pas personnellement.
Cette distinction est cruciale pour les entrepreneurs du secteur : cibler des seniors ayant le profil des Babayagas quand on lance un projet innovant est bien plus pertinent que de viser un public plus large qui n'est pas encore prêt à franchir le pas.
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