Dénatalité française : guerre des chiffres, bataille des valeurs
Entre économistes alarmistes et démographes résignés, le débat sur la natalité révèle une société qui peine à accepter sa transformation
Bienvenue dans Longévité, où j'analyse les dernières tendances de la Silver économie. Dans cette édition, je m'intéresse aux derniers chiffres de l'INSEE sur la natalité française et leur interprétation dans les médias.
Un constat troublant : alors qu'économistes et politiques s'alarment de ce déclin démographique, multipliant les propositions pour relancer la natalité, peu s'interrogent sur le caractère irréversible de cette transformation sociétale. Car derrière les chiffres se dessine peut-être une évolution plus profonde de notre rapport à la parentalité.
Mon article du jour décrypte ce paradoxe français à la lumière de deux analyses d’experts : Maxime Sbaihi et Pauline Rossi. À travers le croisement des idées et des réponses apportées, ailleurs dans le monde, à ce phénomène rare, je vous invite à vous poser la question qui tue :
Comment notre société peut-elle dépasser l'illusion du volontarisme démographique pour construire une réponse lucide et assumée à ce défi majeur ?
Dénatalité : faut-il vraiment "réarmer" démographiquement la France ?
Début janvier 2025, l'INSEE a publié des chiffres alarmants : les courbes de natalité (en baisse) et de mortalité (en hausse) se rapprochent et se rejoindront à horizon 2035. Passé cette date, les décès dépasseront les naissances — marquant ainsi le début d'une inexorable décroissance de la population française.
Dans ce contexte, l'économiste Maxime Sbaihi publie un ouvrage analytique sur ce phénomène et ses répercussions1.
La convergence de ces deux actualités suscite de vives réactions dans les médias — et plus particulièrement les médias conservateurs — qui y voient une menace civilisationnelle et économique : quel avenir pour notre pays, notre peuple et la civilisation occidentale si nous ne parvenons plus à assurer notre renouvellement démographique ?
En filigrane émergent les critiques de nos gouvernants, accusés d'avoir fragilisé les fondements de notre société en donnant aux citoyens les moyens et les raisons de limiter les naissances : crise économique, émancipation professionnelle des femmes, constitutionnalisation de l'IVG, etc.
Cette polémique s'inscrit dans un débat sociétal plus large sur la réforme des retraites et les équilibres intergénérationnels.
Sans surprise, les appels à une politique nataliste se multiplient, réclamant un sursaut démographique pour inverser la tendance et éviter un supposé effacement de la civilisation occidentale.
Ces discours politiques laissent de marbre les démographes, qui alertent sur ce phénomène depuis des décennies, confortés par l'exemple de pays asiatiques (Japon, Corée) déjà engagés dans ce déclin.
Leur analyse n'est guère encourageante pour les promoteurs du natalisme : selon eux, le phénomène est désormais trop avancé pour être inversé.
La démographie est comparable à un immense paquebot : une fois lancé, le faire changer de cap nécessite des efforts considérables et du temps. Une politique nataliste ne peut pas transformer la situation en quelques années.
Pour comprendre ce phénomène et ses implications, nous analyserons d'abord les limites des approches purement économiques, à l'image de celle proposée par Maxime Sbaihi.
Nous verrons ensuite que les racines du changement démographique sont bien plus profondes qu'il n'y paraît, avant d'explorer les deux voies qui s'offrent à notre société : l'adaptation au déclin ou le recours assumé à l'immigration.
Les limites du volontarisme politique
Un diagnostic incomplet
"Les enfants ne sont pas des obus, le ventre des femmes encore moins des canons !"
s'exclame Maxime Sbaihi en réaction à la formule malheureuse du "réarmement démographique" employée par Emmanuel Macron en janvier 2024. Un choix de mots qui a suscité une vive polémique, d'autant plus que le "plan de bataille" présidentiel s'est révélé étonnamment modeste : un "congé de naissance" de six mois mieux rémunéré, un plan de lutte contre l'infertilité doté de 30 millions d'euros et quelques mesures techniques comme l'ouverture aux centres privés de l'autoconservation ovocytaire.
Si la critique de cette rhétorique martiale par Sbaihi est légitime, l'analyse de l'économiste révèle elle aussi les limites d'une approche essentiellement centrée sur les mécanismes économiques et institutionnels.
Un an après l'annonce du "réarmement démographique", force est de constater que les mesures n'ont pas produit les effets escomptés : le nombre de naissances a encore baissé de 2,2% en 2024 par rapport à 2023, avec seulement 663 000 naissances.
Dans son diagnostic, Sbaihi pointe du doigt une série de facteurs matériels : "Le besoin de financement des dépenses croissantes de retraites, de santé, et bientôt de dépendance, pèse de plus en plus lourdement sur les épaules des actifs." Il souligne également que "nous sommes en train d'exclure une génération entière de l'accession à la propriété immobilière" et qu'il faut "redonner la priorité au travail et aux actifs plutôt qu'aux retraités."
Une analyse qui tend à réduire un phénomène sociétal complexe à une simple équation économique.
Plus révélatrice encore, sa proposition de "baisser le coût d'opportunité de la parentalité" reflète une vision mécaniste du choix d'avoir des enfants, comme si les décisions intimes des couples pouvaient se résumer à un calcul coûts-avantages.
Une analyse qui fait écho aux limites du plan présidentiel, davantage centré sur les aspects techniques et financiers que sur les transformations sociétales profondes à l'œuvre.
Interview complète de Maxime Sbaihi parue sur le site de l’Institut Montaigne le 16 janvier 2015 : Dénatalité française, Balançoires vides, le point de bascule ?
Ces approches économiques et institutionnelles, qu'elles viennent des cercles politiques ou des économistes, semblent passer à côté de l'essentiel.
En se focalisant sur les leviers financiers et organisationnels, elles tendent à ignorer les mutations sociétales profondes qui transforment notre rapport à la parentalité.
C'est précisément ce que met en lumière l'analyse de Pauline Rossi, professeure d'économie à l'ENSAE ParisTech, dans un article publié par The Conversation. Son analyse de la baisse de natalité, qui touche les cinq continents de façon différente mais massive, nous invite à interroger les limites des politiques publiques face aux transformations sociétales.
Démystifiant l'idée d'une situation démographique optimale, elle propose une lecture plus fine des mécanismes à l'œuvre dans la baisse de la natalité.
Les racines profondes du changement démographique
Une révolution des aspirations
Pauline Rossi identifie trois facteurs majeurs qui façonnent les nouvelles normes sociales et les préférences individuelles. Le premier concerne le niveau de concurrence et d'inégalités entre familles : "Dans des sociétés où il est crucial que les enfants soient en tête de la course, les parents investissent beaucoup de temps et de ressources, ce qui limite le nombre d'enfants." Un phénomène particulièrement visible en Asie, mais qui gagne progressivement l'Europe.
Le deuxième facteur est lié à l'évolution des motivations économiques. "Autrefois, les enfants jouaient un rôle essentiel, en tant que main-d'œuvre dans les fermes ou en tant que soutien des parents vieillissants", explique la chercheuse. "Avec l'émergence de l'État providence, des systèmes de retraite et d'assurance maladie, cette fonction économique des enfants a disparu. L'État ayant pris en charge ces risques, le besoin d'avoir plusieurs enfants s'est considérablement réduit."
Un changement de paradigme irréversible
Plus fondamentalement encore, c'est l'émancipation des femmes qui a bouleversé le rapport à la maternité. "Au XXIᵉ siècle, la corrélation entre emploi féminin et natalité s'est inversée", observe Rossi. "Aujourd'hui, dans les pays européens où les femmes travaillent le plus, comme la France, la natalité est aussi plus élevée. En revanche, dans des pays où le taux d'emploi des femmes est plus bas, comme l'Italie ou l'Allemagne, la natalité est également faible."
Cette transformation ne se résume pas à une question d'organisation sociale ou de politiques publiques. Elle traduit un changement profond des aspirations individuelles que même les politiques les plus volontaristes peinent à infléchir.
L'exemple des congés parentaux est révélateur : "Une étude espagnole récente montre que les couples où les hommes prennent leur congé paternité ont moins souvent un autre enfant", note la chercheuse. Un résultat contre-intuitif qui invite à nuancer l'idée qu'une meilleure répartition des tâches stimulerait automatiquement la natalité.
Les limites des solutions traditionnelles
L'illusion du levier financier
L'expérience des pays asiatiques est particulièrement éclairante. En Corée du Sud, malgré des allocations familiales généreuses, la natalité reste en berne. "Même en Corée du Sud, où les allocations sont très élevées, la natalité a peu bougé", souligne Pauline Rossi. "En France, une grande partie de la subvention au coût de l'enfant passe en fait par l'éducation et la santé, qui sont quasiment gratuites comparées aux pays anglo-saxons ou asiatiques." Un avantage considérable qui n'empêche pourtant pas le déclin.
Le paradoxe des politiques familiales
Plus surprenant encore, certaines mesures censées favoriser la natalité semblent produire l'effet inverse. L'accès à la contraception, par exemple, a eu des effets inattendus : "Les études ont montré qu'elle a permis aux femmes de repousser la première naissance, avec des effets positifs sur leurs études et leurs carrières", explique Rossi. "Cela change le timing des naissances, mais l'impact sur le nombre total d'enfants reste faible."
L'échec du volontarisme chinois
L'exemple chinois illustre parfaitement les limites des politiques natalistes, même les plus volontaristes. Après avoir imposé pendant des décennies la politique de l'enfant unique, le pays a opéré un virage à 180 degrés, multipliant les mesures incitatives : allocations familiales plus importantes, meilleure assurance maternité, congés maternité étendus, subventions pour l'éducation et aide au logement pour les familles nombreuses.
En 2021, le gouvernement est même allé jusqu'à autoriser trois enfants par couple. Malgré ces efforts considérables, les résultats sont faibles : seulement 9,02 millions de naissances en 2023, soit une baisse de 5,7% par rapport à l'année précédente.
Plus inquiétant encore, le taux de natalité a atteint un niveau historiquement bas de 6,39 naissances pour 1000 habitants, tandis que la population diminue pour la deuxième année consécutive avec une baisse de 2,08 millions d'habitants en 2023.
Face à ces chiffres, les jeunes Chinois restent réticents à l'idée d'avoir des enfants, citant le coût élevé de la vie, la pression professionnelle et le changement des mentalités.
Détails et analyse de l’intérieur dans cet excellent article de ma consoeur
, analyste pour l’excellent média .Deux voies pour l'avenir
Le modèle japonais : assumer le déclin
Face à ces évolutions, le Japon a fait un choix radical : celui d'accepter son déclin démographique et de s'y adapter. Avec un taux de fécondité qui végète autour de 1,2 enfant par femme, le pays perd 100 habitants par heure. Une situation qui pourrait préfigurer l'avenir des pays occidentaux.
Maxime Sbaihi relève que le Japon "a beau avoir exporté son capital pour financer ses retraites et maximisé l'activité des seniors, son PIB reste en-deçà de son niveau de 1995."
Un constat qui interroge : peut-on maintenir une économie dynamique dans une société vieillissante ?
L'alternative migratoire : un choix politique sensible
L'autre option, celle d'une politique migratoire assumée, soulève des questions tout aussi complexes.
Comme le note Pauline Rossi, "l'Afrique subsaharienne reste l'unique région où la croissance démographique continue fortement, représentant environ 80% de l'accroissement démographique mondial d'ici à la fin du siècle."
Une réalité démographique qui pourrait constituer une réponse au vieillissement occidental, à condition d'être politiquement acceptable et socialement maîtrisée.
La nécessité d'un choix lucide
Dépasser les postures idéologiques
"Il n'y a pas de situation démographique optimale", affirme Pauline Rossi. "Selon les contextes, les préoccupations varient. Dans les pays où la natalité est basse, la question devient : comment financer notre système de protection sociale ?
Comment continuer à innover et à produire avec une main-d'œuvre vieillissante ?"
Vers une décision collective
La France se trouve aujourd'hui à un carrefour. L'appel au "réarmement démographique" d'Emmanuel Macron illustre la tentation persistante d'une réponse volontariste à un phénomène qui échappe largement aux politiques publiques.
Plutôt que de s'épuiser en vaines tentatives de renversement démographique, ne faudrait-il pas ouvrir un débat serein sur les deux voies qui s'offrent à nous ?
La question n'est plus de savoir comment inverser la tendance, mais de choisir collectivement entre l'adaptation au déclin démographique ou une politique migratoire assumée. Et vous, quelle voie privilégieriez-vous pour faire face à ce défi majeur ?
Les balançoires vides, éditions de l’Observatoire
L'alternative que vous proposez (pour ou contre l'immigration) réduit l'ouverture du débat.
Je pense que nous faisons preuve, en France, de manque de créativité dans l'affectation des importantes ressources financières dont nous disposons.
Pourquoi vouloir tout miser sur des solutions entièrement franco-françaises?
Pourquoi ne pas installer des communautés de seniors dans des lieux de vacances «idylliques» de l’Afrique subsaharienne? (puisque vous la citez dans votre propos immigrationniste)
Cela résoudrait déjà les obstacles de main d’œuvre et de coût.
Et il n'est pas dit que la relation humaine entre les aidants et les seniors soient plus mauvaise.
En effet, dans beaucoup de ces pays la bonne relation aux anciens est resté un aspect important dans leur mode de vie..
En France ce n'est pas parce que papy & mamy sont dans un EPHAD à la portée d'un voyage de quelque heures en voiture (ou en train) que les enfants et petits enfants seront plus enclins à venir les visiter.
C'est généralement plutôt pris comme un pensum.
Avec cette solution cela devient :
« chic aux vacances nous allons voir Mémé & Pépé »