Silver économie : comment retrouver la liberté perdue ?
Nos solutions actuelles confisquent l'autonomie des seniors au nom de leur protection. Il est temps de changer de paradigme.
Bienvenue sur Longévité, le média qui décortique la société de la longévité.
Cet été comme les précédents, je ne ralentis pas le rythme de mes newsletters et je vous retrouverai donc chaque dimanche et chaque mercredi matin à 8 heures pétantes !
La liberté des citoyens vieillissants et la façon dont les autres citoyens respectent la liberté de “leurs aînés” est la colonne vertébrale de mon travail. C’est la raison de tout ce cirque. Ce pour quoi j’ai envie de me battre.
Aujourd’hui, j’ai voulu revenir sur les fondements du problème et des moyens d’y remédier.
Une lettre un peu théorique, donc, qui vous invite à envisager ce sujet par différents angles.
Une lettre à laquelle, j’espère, vous aurez envie de contribuer par vos commentaires, car on va toujours plus loin quand on réfléchit à plusieurs. Notamment à cette question qui m’a servi de fil conducteur :
Comment ne pas sacrifier la liberté des seniors sur l’autel de la sécurité ?
Début 2025, j'ai lancé un club de réflexion sur la liberté dans l'âge. Ma démarche est motivée par le constat, poignant, du nombre de situations où des décisions concernant les citoyens âgés sont prises par d'autres, à leur place, sans les consulter.
Des décisions individuelles, familiales, sociétales sont imposées à "nos vieux" que l'on considère parfois comme "des aînés", "des sages" ou tout autre superlatif dont nous les parons, comme pour leur faire avaler la pilule amère que nous leur réservons.
La plus amère des pilules consiste à envoyer un parent à l'EHPAD "pour son bien" alors que ce dernier a toujours soutenu qu'il n'y mettrait jamais les pieds. Mais décider de l'avenir des retraites sans les retraités, c'est aussi une pilule amère.
Et ce sont là les cas extrêmes, ceux qui vous parlent immédiatement. Mais combien de situations plus insidieuses ?
Par exemple, cet ostracisme dont souffrent les salariés en fin de carrière. Ou ceux qui, ayant été virés plus ou moins proprement ont toutes les peines du monde à trouver un travail.
De même, toutes les formes d'âgisme sont, dans une certaine mesure, une entrave à la liberté des citoyens âgés. Ainsi que toutes les offres qui les stigmatisent.
En bref, la liberté liée à l'âge n'est pas qu'une question d'âge.
C'est d'abord une question de liberté.
La mécanique de la confiscation
Observez le processus qui conduit une personne autonome vers la dépendance. Il commence rarement par une pathologie grave, mais par un incident du quotidien. Une chute à la maison, un malaise dans les transports, un malaise dont l’entourage va exagérer la gravité, provoquant une hospitalisation non nécessaire.
L'accident lui-même n'est pas le problème - c'est la réaction qu'il déclenche.
La personne qui a chuté renonce à utiliser l'étage. Celle qui a eu un malaise évite les transports en commun. La famille est sur le qui-vive et commence à réfléchir, avec ou sans son parent, à des alternatives à cet environnement familier devenu territoire hostile.
D’un côté, la personne opère elle-même des renoncements successifs constituant autant d'atteintes à sa liberté de mouvement, de choix, d'autonomie.
De l’autre, l’entourage force le trait, appuie là où ça fait mal et surtout commence à penser à la place de son parent. Penser “pour son bien”, mais avec une définition du “bien” qui n’est pas la même que celle que la personne elle-même voudrait pour elle.
La spirale s'enclenche :
Si c’est la personne qui s’enferme dans la dépendance : moins de mobilité, plus d'isolement, perte de confiance en soi.
Si c’est l’entourage qui s’en mêle : moins de liberté, une surveillance déguisée en bienveillance, une vigilance pire que si la personne âgée était un nourrisson.
Nous assistons à une forme de confiscation progressive de la liberté.
Confiscation que notre système encourage et amplifie au lieu de la contrer.
Le déni comme dernier rempart de liberté
Face à cette menace, le déni apparaît comme un mécanisme de défense. Refuser la téléassistance, rejeter le monte-escalier, repousser l'aide à domicile... Ces refus, que nous interprétons comme de l'entêtement, constituent en réalité une forme de résistance. La personne âgée préserve ce qui lui reste de liberté de choix en refusant les solutions qu'on lui propose.
Nous, professionnels, percevons ce déni comme un obstacle à surmonter. Nous développons des stratégies pour "faire accepter" nos solutions. Nous impliquons la famille pour exercer une pression bienveillante. Nous attendons l'accident révélateur qui forcera la prise de conscience.
Cette approche révèle notre malentendu fondamental : nous pensons que le problème vient du refus des seniors d'accepter leur fragilité. En réalité, le problème vient de notre incapacité à proposer des solutions qui préservent leur liberté.
L'impasse de la Silver économie paternaliste
La Silver économie française s'est construite sur ce malentendu. Regardez nos champions : EHPAD, téléassistance d'urgence, monte-escaliers, services d'aide à domicile.
Toutes ces solutions ont un point commun : elles partent du principe que la personne âgée ne peut plus décider pour elle-même.
L'EHPAD supprime la liberté de choix du lieu de vie. La téléassistance instaure une surveillance permanente. Le monte-escalier transforme le domicile en environnement médicalisé. L'aide à domicile introduit un tiers dans l'intimité du foyer.
Ces solutions répondent à de vrais besoins, mais elles le font au prix d'une infantilisation progressive. Nous créons des environnements sécurisés où la liberté devient un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre d'offrir.
Quel paradoxe !
Nous prétendons développer une économie du bien-vieillir, mais nous construisons un système qui organise la restriction progressive des libertés individuelles.
Nous parlons d'autonomie en créant de la dépendance.
Repenser la liberté dans nos solutions
Sortir de cette impasse demande de placer la préservation de la liberté au cœur de notre réflexion.
Cela suppose de renverser notre approche habituelle.
Au lieu de partir des risques pour construire des protections, partons des libertés que nous voulons préserver pour imaginer comment les sécuriser.
Au lieu de concevoir des solutions pour des "publics fragiles", développons des services qui renforcent l'autonomie de tous.
Prenez l'exemple de la mobilité et surtout de l’utilisation d’une voiture personnelle. Plutôt que d'attendre que la conduite devienne dangereuse pour proposer des alternatives, anticipons les besoins de transport. Plutôt que de médicaliser la perte d'autonomie, créons des environnements qui s'adaptent aux évolutions naturelles de nos capacités.
Cette révolution suppose de remettre en question nos réflexes professionnels. Nous avons appris à identifier les risques, à protéger, à sécuriser. Il nous faut maintenant apprendre à libérer, à autonomiser, à responsabiliser.
La technologie au service de la liberté
La technologie offre des opportunités inédites pour réconcilier sécurité et liberté. Mais encore faut-il l'orienter dans cette direction. Les objets connectés peuvent surveiller discrètement plutôt que d'imposer une présence humaine intrusive. L'intelligence artificielle peut anticiper les besoins sans attendre l'expression d'une demande d'aide.
L'habitat adapté doit tenir compte des capacités de ses occupants sans les stigmatiser. Les services de transport à la demande peuvent maintenir la mobilité sans contraindre à l'abandon de la conduite.
Ces innovations ne se développeront que si nous cessons de les concevoir comme des palliatifs à la dépendance pour les penser comme des amplificateurs de liberté.
Redonner le pouvoir de choisir
Le vrai défi de la Silver économie n'est pas technique ou financier.
Il est politique (au sens Res Publica)
Comment organiser la cité pour que vieillir reste un parcours de liberté ?
Cela suppose de redonner aux seniors le pouvoir de choisir leur mode de vie, leurs priorités, leurs compromis. Cela implique de développer une offre qui respecte leurs arbitrages plutôt que de leur imposer nos solutions.
La personne qui préfère prendre le risque de rester seule chez elle plutôt que d'accepter une aide à domicile fait un choix rationnel. Notre rôle n'est pas de la faire changer d'avis, mais de sécuriser ce choix autant que possible.
La liberté dans l'âge ne se décrète pas.
Elle se construit, se préserve, se défend.
C'est le chantier le plus urgent de notre secteur.
Car au fond, qu'est-ce qu'une société qui organise méthodiquement la restriction des libertés de ses citoyens au prétexte de leur âge ?
Une société qui a perdu le sens de ce qu'elle protège.
Oui la restriction des libertés des personnes âgées particulièrement en EHPAD est très forte. Mais EHPAD dit soins et secteur en deficit de personnel (qui plus est, formé à cet état d'esprit). La faiblesse des uns rencontre l'incapacité des autres à la prendre en charge. Je lis vos textes avec grand intérêt. Cette thématique renvoie à toutes les situations de restriction de liberté en milieu médical, enfermement ou contention, pour lequel un juge devrait donner une autorisation mais où la parole des soignants dépassés par les prise en charge insuffisantes devient la seule.
Ce n’est pas la première fois que tu abordes ce sujet. Je partage totalement ton point de vue notamment depuis que j’ai lancé le projet « bienfaisants ». Mais en réfléchissant souvent à cette vision, c’est vrai que ce n’est finalement pas simple d’inclure du préventif sans qu’on donne l’impression que ça y soit.